And you know what I did?” Mobilisation de la forme interrogative pour initier un nouveau topique en interaction

Résumés

Un nombre conséquent de transitions topicales prennent la forme d’une question. En s’appuyant sur une analyse quantitative et qualitative d’un corpus audio de deux heures issu du Santa Barbara Corpus of Spoken American English (Du Bois et al. 2000-2005), cette étude s’intéresse au rôle que jouent les questions topicales dans la négociation du topique, et compare ces questions topicales aux questions non topicales sur la base de leur forme, fonctions, et effet en interaction.

An interesting number of discourse topic transitions take the form of a question. Relying on the qualitative and quantitative analysis of a two-hour audio corpus taken from the Santa Barbara Corpus of Spoken American English (Du Bois et al. 2000-2005), this study addresses the role that these topical questions can play in the negotiation of topic transition, and compares them to non-topical questions with respect to their form, functions, and treatment in interaction.

Plan

Texte

1. Introduction

La définition du topique (discursif) que nous retenons ici est pragmatique, cognitive et interactionnelle. Le topique est défini en termes d’‘à propos’ (Grobet 2002; Porhiel 2005), ou pour reprendre Berthoud et Mondada (1995 : 298), « ce à propos de quoi est dit quelque chose » dans une portion de la conversation. Le topique est également conçu comme un lieu de proéminence pragmatique ou centre psychologique d’attention à un moment de l’interaction (Grobet 2002; Grosz et al. 1995; Gundel et al. 1993). La dernière dimension de cette conception du topique est interactionnelle et considère que le topique n’est pas extérieur aux participants ou à l’interaction (Brown et Yule 1983), mais est co-construit en interaction (Mondada 2001). La gestion de la structure topicale est donc en constante négociation, et une transition topicale ne peut s’accomplir sans la coopération du co-participant qui au mieux ratifie le nouveau topique par sa participation, ou du moins n’entrave pas le nouveau topique en parlant d’autre chose (l’ancien topique ou un nouveau topique encore différent).

La forme interrogative peut relever d’une stratégie interactionnelle dans l’introduction d’un nouveau topique, car elle sollicite une ratification de la part du co-participant de façon beaucoup plus appuyée qu’une transition topicale à la forme déclarative. En effet, comme il a été noté à plusieurs reprises en analyse conversationnelle, la transition topicale peut exploiter le système de la paire adjacente et le fonctionnement de la séquence question-réponse (Button et Casey 1984; Mondada 2001; Schegloff et Sacks 1973; Schegloff 2007). La question topicale crée une contrainte de réponse qui peut conduire le co-participant vers la ratification du topique par sa réponse. Stivers et Rossano (2010) montrent que la forme interrogative tend à rassembler un certain nombre de traits qui mobilisent une réponse de la part de l’interlocuteur, à savoir (1) une forme lexico-morpho-syntaxique interrogative, (2) une prosodie interrogative, (3) un regard tourné vers l’interlocuteur et (4) une asymétrie épistémique orientée vers l’interlocuteur. La forme interrogative se présente donc comme une stratégie clé pour introduire un nouveau topique en interaction. Notre but dans cette communication sera d’étudier les questions topicales (QT) en les comparant aux questions non topicales (Q) pour déterminer dans quelle mesure elles diffèrent, en termes de leur forme (structure logico-sémantique et prosodie), de leur fonction (action sociale réalisée), et de leur effet (orientation des participants).

2. Corpus

Le corpus consiste en huit conversations dyadiques sous format audio d’environ quinze minutes chacune et issues du Santa Barbara Corpus of Spoken American English (Du Bois et al. 2000-2005) et dont la durée totale est de deux heures. Chaque conversation du corpus a été sélectionnée sur des critères externes tels que la qualité sonore de l’enregistrement, le nombre de participants, ainsi que les liens familiaux ou amicaux qu’ils entretiennent. Le corpus Santa Barbara est transcrit sous le format Discourse Transcription (ou DT) décrit par Du Bois et al. (1992).

3. Méthode

L’unité de base choisie pour cette étude est de nature interactionnelle : il s’agit de la turn-constructional unit (TCU). La TCU est étroitement liée au système d’allocation des tours de parole car il s’agit d’un tour potentiellement achevé : « the smallest interactionally relevant complete linguistic units in their given context » (Selting 2000 : 512). La TCU correspond le plus souvent à une unité syntaxique et/ou prosodique. Le corpus a été entièrement segmenté en TCU (n = 3446) selon les critères exposés dans Ford et al. (1996) et Selting (2000). Cette segmentation en TCU permet de compléter la segmentation originelle du corpus Santa Barbara en unités intonatives, et ainsi de naviguer entre une unité minimale prosodique et une unité minimale interactionnelle.

L’intégralité du corpus a ensuite été codée dans un tableur selon une trentaine de catégories de codage interactionnelles, grammaticales, sémantiques, pragmatiques et prosodiques. L’identification des transitions topicales a été vérifiée par un accord inter-codeurs sur 25% du corpus, et l’agrément obtenu est important (kappa de Cohen, κ = 0,73). L’identification des questions du corpus a été faite en suivant les critères d’inclusion et d’exclusion exposés dans Stivers et Enfield (2010), qui ont mis au point un système de codage pour les paires question-réponse en interaction pour une étude comparative portant sur dix langues. Avec 72 transitions topicales sur 278 prenant la forme d’une question, les questions représentent 26 % des transitions topicales, tandis qu’elles ne représentent que 8 % du reste du corpus (250 Q sur 3446 TCU).

4. Forme des questions

4.1 Structure logico-sémantique

Nous avons repris les catégories et critères de codage exposés dans Stivers et Enfield (2010), à savoir une distinction tripartite entre questions polaires (‘yes/no questions’), questions de contenu (‘WH- questions’) et questions alternatives. On trouve dans ce corpus 231 questions polaires et 86 questions de contenu. Parmi les questions polaires, 42 (18 %) sont des QT et 189 (81 %) des Q. Pour les questions de contenu, on trouve 28 (32 %) QT et 58 (67%) Q. On trouve également 5 questions alternatives, 2 étant des QT et 3 des Q, et nous laisserons de côté ce type de questions en raison du nombre d’occurrences très réduit dans le corpus. On retrouve donc une prépondérance des questions polaires pour les QT comme pour les Q, les QT étant cependant plus souvent réalisées par une question de contenu (39 %) que les Q (23,2 %). Cette différence est statistiquement significative (chi², p = 0,01). En prenant en considération tant le type de question que l’action réalisée, les résultats de Stivers (2010) montrent que les locuteurs privilégient les questions polaires pour toutes les actions sauf pour les demandes d’information, pour lesquelles les deux types de question (polaire et de contenu) sont également sollicités (Stivers 2010 : 2776). Il est donc encore plus remarquable de voir que les QT prennent la forme d’une question de contenu dans une proportion plus importante (39 %) que les Q (23,2 %), bien que plus de la moitié d’entre elles soient des demandes d’informations (57%).

4.2. Prosodie

Une hauteur initiale élevée, qui se calcule à partir de la valeur de la fréquence fondamentale (en hertz ou en semi-tons) sur la première voyelle accentuée, est classiquement associée au changement de topique (Nakajima et Allen 1993; Swerts et Geluykens 1994; Zellers 2011). Il semble donc légitime de se demander si les QT ont une hauteur initiale plus élevée que les Q. Au niveau individuel, huit locuteurs sur douze ont une hauteur initiale moyenne plus élevée pour les QT que pour les Q. La hauteur initiale moyenne des femmes est de 300Hz pour les QT et de 238 Hz pour les QT, soit une différence de 62 Hz. Chez les hommes cette hauteur est de respectivement 187 et 148 Hz, soit une différence de 39 Hz. Cependant si on prend également en compte le type de question (yes/no ou WH-) et le mouvement mélodique (ton montant ou descendant), cette différence s’estompe et il est plus difficile de voir se dessiner une tendance. En observant par ailleurs le discours précédant les QT de quatre locuteurs choisis pour la quantité de données mesurables, on constate que pour chacun d’entre eux les QT sont produites avec une hauteur initiale plus élevée que la TCU qu’ils ont produite juste avant. Il reste cependant délicat de déterminer si les locuteurs s’appuient vraiment sur la hauteur initiale pour distinguer les QT des Q.

5. Fonction des questions

La catégorie de codage ‘action sociale’ s’intéresse à l’action réalisée par la question en interaction, et donc à sa fonction (Stivers et Enfield 2010). La majorité des QT (57 %) sont des demandes d’information, comme par exemple « So what does the Porsche have man? » (SBC047), un type d’action qui ne représente que 22 % des Q. Par contraste, l’action la plus couramment réalisée par les Q est la demande de confirmation (48,4 %), du type « So he knew that the oil was leaking? » (SBC007), un type d’action qui concerne seulement 22,2 % des QT. Cette différence entre les Q et les QT statistiquement significative (chi², p = 0,001). Quant aux autres actions que les questions peuvent réaliser (évaluation, suggestion/offre/invitation, question rhétorique, question en aparté, etc.), elles sont représentées de façon comparativement marginale pour les deux groupes de questions. La distribution des QT est donc différente de celles des Q pour ce qui est de leur rôle en interaction.

6. Orientation des participants

Bien que les QT et les Q soient parfois à peine distinctes formellement, les participants ne les considèrent pas de la même façon, ce que l’analyse conversationnelle évalue grâce à l’orientation des participants (participant orientation). Une analyse tour par tour (next-turn proof procedure) permet de mettre au jour le sens que les participants eux-mêmes attribuent à une contribution particulière (Hutchby et Wooffitt 1998). Dans l’extrait (1), Fred interroge son cousin Richard sur ses horaires de travail. Il introduit ce nouveau topique à l’aide d’une QT à la l.1 :

(1) SBC047, 524-539

→ 1 *FRE: y- are y- are you working twelve hours?
t- tu- tu travailles douze heures ?

2 *FRE: (.) you're ┌gonna be┐
c’est ce que tu vas

3 *RIC: └yeah┘
Ouais

4 *FRE: you're ┌gonna be do┐ing that?
c’est ce que tu vas faire ?

5 *RIC: └yeah┘
ouais

6 *FRE: (.) ┌nine to nine┐?
(.) de neuf à neuf?

7 *RIC: └definitely┘
absolument

8 *RIC: nine to nine
de neuf à neuf

Richard traite cette question comme une simple demande d’information. Le fait que Fred persiste et repose la même question (l.4 et 6) bien que Richard fournisse l’information demandée à plusieurs reprises (l.3, 5, 7) indique qu’il s’agissait d’une QT et non pas seulement d’une demande d’information. Cet exemple montre ainsi que les participants n’ont pas les mêmes attentes vis-à-vis des QT et des Q, et que manquer de faire cette distinction peut conduire à des problèmes en interaction. En observant le comportement de l’interlocuteur à qui on pose une QT, on peut également voir une différence de traitement entre les QT et les Q. Ainsi dans l’exemple (2), Annette opère une transition topicale (l.1) à propos de la séance de sport que sa mère Alice a manqué le matin même :

(2) SBC043, 340-348)

→ 1 *ANN: (..) so you didn't go work out today?
(..) alors t’es pas allée au sport aujourd’hui ?

2 *ALI: (..) no.
(..) non.

3 *ANN: I g- I have to go tomorrow now.
je d- je dois y aller demain maintenant.

4 *ALI: (.) oh and (.) you know how I get when my heart just beats really fast?
(.) oh et (.) tu sais ce que ça me fait quand mon cœur se met juste à battre vraiment vite?

La réponse d’Alice (‘no’ l.2) serait une réponse préférée (preferred response) pour une Q de type yes/no. Cependant cette réponse est précédée d’une pause de 380ms, et ce type de délai après une question est au contraire caractéristique des réponses non préférées. C’est bien de cela qu’il s’agit : Alice ne répond pas à la QT de la façon attendue par Annette, qui serait de s’étendre sur le topique en question. Annette fait une deuxième tentative en produisant une post-expansion (l.3), ce qui permet de poursuivre la séquence question-réponse, et sur laquelle Alice pourrait enchainer. Cependant Alice ne produit toujours pas de tour sur ce topique, et opère au contraire une transition vers un topique différent (l.4).

7. Conclusion

Les QT diffèrent dans une certaine mesure des Q sur le plan de leur forme et de leur fonction. Les actions sociales qu’elles réalisent ne sont pas représentées dans les mêmes proportions, les QT réalisant plus de demandes d’information et moins de demandes de confirmation que les Q. On observe une tendance plus importante pour les QT à prendre la forme d’une question en WH-. Au niveau prosodique, la hauteur initiale semble jouer un certain rôle, et les QT ont tendance avoir une hauteur initiale plus élevée que les Q. L’orientation des participants indique par ailleurs que les locuteurs font une distinction entre QT et Q. Tous ces éléments indiquent que le rôle topical des QT les distingue des autres questions du corpus, et cette implication dans la gestion topicale peut s’accompagner de divers indices linguistiques. Les QT partagent également d’autres traits de la transition topicale, comme la présence de marqueurs de discours en position initiale et l’introduction d’un nouveau référent. Cet ensemble de traits permet d’identifier la forme interrogative comme l’une des stratégies à la disposition des locuteurs pour proposer un nouveau topique.

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Citer cet article

Référence électronique

Marine Riou, « “And you know what I did?” Mobilisation de la forme interrogative pour initier un nouveau topique en interaction », Textes et contextes [En ligne], 9 | 2014, publié le 05 décembre 2017 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1155

Auteur

Marine Riou

Doctorante, laboratoire PRISMES (EA 4398) Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle et laboratoire LLF (UMR 7110) Université Paris 7 Denis Diderot 5 rue de l’Ecole de Médecine, 75006 Paris

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