Avatars du conte

  • Avatars of Fairy Tales

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Texte

Quelles transformations le conte a-t-il connues au cours du dernier siècle et quelle place occupe-t-il aujourd'hui dans le système littéraire européen? Peut-on parler d'un renouvellement substantiel du genre ? Dans quelle mesure les modes d'énonciation et les stratégies narratives ont-ils évolué ? Comment rendre compte à la fois des transformations qu'ont subies les intentions du conteur, l'horizon d'attente du public et les modalités de réception du conte ? Peut-on parler d'une redécouverte des ressources de l'oralité dans les poétiques contemporaines ? À côté des sous-genres traditionnels (le conte de fées, le conte facétieux, le conte satirique, le conte philosophique, l'apologue etc.), quelles nouvelles formes sont-elles apparues au cours du xxe siècle, fruits de contaminations et d'hybridations génériques ? Comment expliquer le succès imprévisible que certaines œuvres ont rencontré auprès du public au point de se transformer en phénomène éditorial ?1 Après les travaux historiques des formalistes, des structuralistes, des sémioticiens et des pragmaticiens, quelles sont aujourd'hui les nouvelles approches théoriques et critiques propres à démonter cette construction littéraire qui, sous les dehors de la simplicité, dissimule parfois un dispositif narratif des plus élaborés ?2

Telles sont quelques-unes des questions auxquelles les contributions de ce volume collectif tentent de répondre.

1. Généalogie du conte

On a souvent tendance à oublier que l'étude pionnière de Vladimir Propp sur la morphologie du conte merveilleux (1928) s'inscrivait dans un projet plus vaste dont il ne constituait que les prémices: le véritable enjeu de la recherche du célèbre folkloriste était en effet de déterminer les causes historiques de l'uniformité du genre, l'approche synchronique n'étant dans cette perspective qu'un préalable nécessaire à l'approche diachronique des contes (Mélétinski 1970 : 202-3). Il est vrai que son ouvrage de 1946, Les racines historiques du conte merveilleux, comme son titre l'indique, expose plutôt une genèse qu'une véritable généalogie du conte. Rejetant aussi bien l'hypothèse « diffusionniste » d'une migration des contes à partir d'un ou de plusieurs foyers que celle de l'existence de symboles (Frobenius) ou de conflits psychiques (Freud et Rank) universels, Propp cherche à identifier les lois historiques capables d'expliquer la ressemblance des contes du monde entier. Acquis au dogme évolutionniste et téléologique de l'histoire, Propp part de l'hypothèse que le conte oral contemporain détiendrait «à l'état de traces » toute la mémoire des temps qui se sont succédé de son origine jusqu'à nos jours (Fabre/Schmitt : XIII). Toutefois, après avoir postulé en bon marxiste que les formes culturelles, en tant que « superstructures », évoluent avec le développement des « forces productives » de la société, Propp est forcé de constater que les contes merveilleux présentent dans leur contenu une relative fixité qui semble démentir les présupposés de l'évolutionnisme social. Issus d'une hypothétique culture tribale primitive3, ils auraient selon lui traversé les phases successives du développement des sociétés de classes (esclavagisme, féodalisme, capitalisme) sans subir de substantielles transformations ; même de grandes mutations au niveau de la « superstructure religieuse » comme l'avènement du christianisme n'auraient guère affecté son contenu ; ce qui amène en fin de compte Propp à conclure au caractère atemporel du conte merveilleux (Fabre / Schmitt 1983 : XVIII-XX ). Ancien mythe dès longtemps démonétisé, le conte n'aurait été transmis de génération en génération qu'à cause du plaisir esthétique qu'il procure.

Mais cette thèse, comme le soulignent Daniel Fabre et Jean-Claude Schmitt, est fragile pour au moins deux raisons: d'une part, il semble peu probable que les seules vertus récréatives du conte (au demeurant indéniables) suffisent à expliquer sa transmission à travers les âges et, d'autre part, on peut légitimement douter que les transformations qu'il subit au cours des siècles soient aussi superficielles que le suppose Propp.

Tout porte à croire […] que la longue durée des contes n'est pas simplement due à l'adhésion au plaisir esthétique de la fiction et de la narration. Détenu comme un savoir propre par des sociétés qui le transmettent et le transforment, engagé dans des relations complexes avec d'autres ensembles de récits écrits et, parfois même, savants, le conte dialogue toujours à sa façon avec des usages, des institutions, des légendes étiologiques, des croyances et des rituels. ( Fabre / Schmitt 1983 : XXI)

Daniel Fabre et Jean-Claude Schmitt synthétisent en ces quelques lignes les principales objections que l'on peut adresser à Propp : le conte populaire, loin de n'être qu'une fiction divertissante est l'expression d'une forme particulière de sagesse. Il ne s'agit pas d'un genre « pur » qui se maintiendrait dans un complet isolement, car il est susceptible d'exercer une influence sur d'autres types de récits ou d'en subir de leur part ; comme tout objet culturel, il n'est pas coupé de la réalité historique et sociale, des croyances et des coutumes des peuples qui le reçoivent et le transmettent. Bien qu'il ne puisse être considéré comme le simple miroir d'une société, de son organisation et de ses valeurs (la théorie marxiste du reflet trahit en l'occurrence son insuffisance, comme Propp lui-même le reconnaît), il n'y reste pas pour autant imperméable.

2. Sociocritique du conte

Les approches historiques et sociologiques garantissent la nécessaire contextualisation du phénomène littéraire et contribuent à rendre compte de son évolution. Certes, le conte obéit à des codes et des conventions qui semblent le situer hors du temps. Toutefois, certaines formules qui paraissent à un public naïf immémoriales (comme la clausule : « ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ») n'ont en fait qu'une origine historique relativement récente. Si elles suffisent à conférer au conte le charme apparent de l'intemporel, cette intemporalité est largement illusoire.

Déplorant le manque d'une histoire sociale du conte pour enfants, Jack Zipes ironise : « Les contes de fées pour enfants sont universels, hors du temps, thérapeutiques, miraculeux et superbes » (Zipes 1986/2007 : 10). Afin de déconstruire ces préjugés solidement ancrés, les représentants de la sociocritique ont cherché à rendre compte des transformations subies par les contes traditionnels au cours de l'histoire en fonction de l'horizon des différentes communautés et groupes qui les ont reçus et transmis. Pas plus les contes de la tradition orale que les adaptations dont ils ont fait l'objet n'échappent au conditionnement historique et culturel. Il est indubitable qu'aucune transcription, fût-elle effectuée par le plus scrupuleux des folkloristes, animé du seul souci de rester fidèle à ses sources, ne saurait être « neutre » et qu'elle porte nécessairement l'empreinte de l'époque et du contexte culturel et social auquel appartient le collecteur. Le conte apparemment immuable subit une continuelle réactualisation comme le révèle la comparaison des différentes versions d'un même type qui nous sont parvenues (Soriano 1968/19777 : XII). Il existe en fait une subtile dialectique entre permanence et changement dans la transmission du conte :

D'une époque à une autre, le conte nous apparaît comme une réalité qui oppose une certaine résistance au changement et, en même temps, comme un matériau malléable, capable de se plier, de se transformer pour s'adapter à des besoins qui se transforment (Soriano 1968/1977 : 468).

Si ces transformations sont le plus souvent graduelles et insensibles, on peut parler à certaines époques de véritables mutations ou changements de paradigmes. L'émergence d'une nouvelle vision du monde et de la société entraînera nécessairement une nouvelle définition du conte. Ainsi, c'est l'abusive identification de la pensée populaire avec la pensée enfantine qui sous-tend l'opération révolutionnaire accomplie par Charles Perrault à la fin du XVIIe siècle : en adaptant quelques « contes de vieilles » à l'intention (principale sinon exclusive) du jeune public, il fonde en France le genre du conte pour enfants. Le conteur conserve une distance ironique vis-à-vis de la matière « naïve » qu'il réélabore et moralise afin de lui conférer une valeur à la fois littéraire et pédagogique (Soriano 1968/1977 : XXI). Si la qualité artistique du résultat est indiscutable, cette manipulation altère profondément le contenu original des contes qui en ressortent substantiellement appauvris. Pour ne prendre qu'un exemple, le conte du Petit Chaperon rouge dans ses différentes variantes populaires était riche d'éléments que Perrault a volontairement éliminés pour simplifier l'histoire, la privant ainsi de l'essentiel de sa signification initiatique et la transformant en un simple ''conte d'avertissement'' d'une portée beaucoup plus restreinte (Verdier 1978/2014).

De même, selon Jack Zipes, la version que les frères Grimm proposent des contes populaires au début du xixe siècle aurait radicalement trahi l'esprit de ces derniers en gommant toute trace de leur origine paysanne afin de les rendre conformes à l'idéologie de la classe bourgeoise dont les deux folkloristes étaient les dignes représentants. Comme Perrault en son temps, les Grimm auraient ainsi expurgé et manipulé leurs sources afin de les adapter à la mission éducative à laquelle ils avaient subordonné leur projet éditorial (Zipes 1986/2007 : 84).

On a pu défendre la thèse paradoxale selon laquelle les contes composés par Perrault et les frères Grimm n'auraient qu'une origine littéraire savante et ne devraient rien à la tradition populaire (Bottigheimer 2009)4. Toutefois, si personne n'a jamais songé à présenter les contes de Perrault et de Grimm pour de simples transcriptions des contes de voie orale, on peut douter que leurs sources aient été purement livresques5. Que leurs sources aient été de première ou de seconde main, il est en tout cas évident qu'ils ont transformé celles-ci pour les plier à leur projet poétique et pédagogique.

Si, au cours du premier xxe siècle, les régimes totalitaires se sont emparés des contes pour tenter d'en faire un instrument d'endoctrinement de la jeunesse (on pourrait citer comme seul exemple la relecture nazie des contes du folklore germanique (Zipes 1986/2007 : 227-275) ou les réécritures fascistes du Pinocchio de Collodi (Curreri 2008), dans le second vingtième siècle, à partir des années soixante, on incline à lire les récits de la tradition comme l'expression d'un ordre patriarcal fossilisé qu'il faut subvertir. La réécriture des contes reflète ainsi les mutations de la société et de la famille (Zipes 1986/2007 : 277-314 ; d'Humières 2008). On constate toutefois le relatif échec de ces différentes entreprises, dans la mesure où le conte, par son « ouverture » constitutive, résiste à toute tentative d'appropriation idéologique.

3. Inscriptions

Comme tout objet socialement construit, une fiction ne saurait exister que sous forme d'« enregistrement » ou d'« inscription », ne fût-ce que dans la mémoire des individus (Ferraris 2013). Le conte populaire a fait d'abord l'objet d'une transmission exclusivement orale avant de se matérialiser et de se fixer tardivement dans la forme stable de l'écrit, ce qui a radicalement transformé le rapport des hommes au récit, comme le rappelle Bruno de la Salle : « une fois que l'obligation mnémotechnique de retenir les contes et de les partager dans l'anonymat communautaire a été supplanté par l'écriture », le conte qui auparavant « se gravait, s'écrivait en eux, lors d'une rencontre événementielle et émotionnelle, puis dans une fréquentation assidue » n'a plus dû sa conservation qu'à son inscription sur un support matériel (de la Salle 2012 : 30).

Nous avons tendance à penser l’œuvre comme « un objet plein, saturé, en un sens parfait et donc fermé » (Belmont 1999 : 94) ; une représentation particulièrement inappropriée, s'agissant du conte. Certes, les grands auteurs comme Straparole, Basile, Perrault et les frères Grimm ont donné aux récits immémoriaux et anonymes de la tradition une forme littéraire écrite d'une telle perfection qu'elle peut paraître à certains égards canonique (il s'agit indubitablement de chefs-d’œuvre littéraires qui ne peuvent être pleinement appréciés que si on les lit dans le texte) ; mais ces versions ne sont pas pour autant définitives. Il serait en outre simpliste de considérer que l'alphabétisation des masses et la diffusion de l'écrit ont entraîné le tarissement de la tradition orale. Pour se limiter à la seule France, il convient de rappeler que la transmission orale des contes populaires s'est prolongée dans les provinces de l'hexagone jusqu'au déclin du monde rural et l'avènement de la société industrielle (Verdier 1978/2014) et qu'elle persiste jusqu'à nos jours sous d'autres formes.

Dans notre civilisation de l'écrit, le conte continue à faire l'objet d'une transmission orale, même si les sources sont désormais essentiellement livresques. Loin de rester prisonnier de la forme-livre, le conte ne cesse au contraire de s'en échapper avec la complicité du lecteur, celui-ci ayant vocation à se faire à son tour conteur. Le conte fait en effet l'objet d'une perpétuelle réappropriation de la part des lecteurs-conteurs (amateurs ou professionnels) qui, loin de sacraliser l'écrit et de s'en tenir à la lettre de l'énoncé, s'en inspirent librement et restituent par leurs performances singulières le récit à son oralité originelle (Anahory 2003 : 182).

4. Transfigurations

Comme le rappelle notamment Umberto Eco, la connaissance que nous avons des contes traditionnels est souvent un mélange des différentes versions qui nous sont parvenues :

Prenons le cas du Petit Chaperon rouge. Dans le texte de Perrault, la fillette est dévorée par le loup et l'histoire s'arrête là, inspirant de sérieuses réflexions sur les risques de l'imprudence. Chez les frères Grimm, le chasseur apparaît, tue le loup et ramène l'enfant et sa grand-mère à la vie. Mais de nos jours, le Petit Chaperon rouge tel qu'il est connu des mères et des enfants n'est ni celui de Perrault, ni celui des Grimm. La fin heureuse est certes issue de la version signée Jacob et Wilhelm Grimm, mais de nombreux autres détails sont une sorte de mélange des deux versions. Le Petit Chaperon rouge que nous connaissons vient d'une partition fluctuante, qui est plus ou moins celle que partagent toutes les mères et tous les conteurs pour enfants (Eco 2013 : 114)

Toutefois, pour que l'on puisse s'accorder à reconnaître qu'il s'agit des variantes d'un même conte, il faut que les personnages conservent leur identité et que le cœur de l'histoire soit respecté. Si l'héroïne éponyme n'est plus une innocente fillette mais une gamine délurée et si la Mère-Grand est capricieuse et acariâtre au lieu d'être douce et bienveillante, si ce n'est pas le chasseur qui délivre la Grand-Mère et le Petit-Chaperon-Rouge mais cette dernière qui se débarrasse du loup à l'aide d'une hache, comme dans l'album d’Edward van de Vendel et Isabelle Vandenabeele, Rouge Rouge Petit Chaperon Rouge (2003), on a affaire à un détournement parodique qui donne une signification nouvelle au récit (Berissi 2010). Il ne s'agit d'ailleurs que d'une des innombrables « transfigurations », pour reprendre la terminologie de Jack Zipes, visant à « briser, changer, transformer ou recomposer les motifs traditionnels, afin de libérer le lecteur d'un mode de réception littéraire routinier ou programmé » (Zipes 1986/2007 : 293), dont ce classique des classiques a fait l'objet au cours du deuxième xxe siècle, surtout à partir des années 68 et de ce que l'on est convenu d'appeler « le temps de la contestation ».

Dans le domaine du conte, les frontières entre réécritures et créations originales ne sont pas toujours nettes. Les contes traditionnels n'ont cessé d'être revisités et réactualisés de mille façons diverses. Pour reprendre la terminologie de Gérard Genette (Genette 1982), l'hypertexte entretient avec son ou ses hypotextes de multiples relations (variation, continuation, transposition, pastiche, parodie, etc.).

5. Conte et nouvelle

Parmi les propriétés traditionnellement attribuées au conte, on relève le format réduit (la brièveté qu'il partage avec la nouvelle) qui permet de le définir comme « un micro-drame comportant l'enclenchement d'un conflit, une crise et un dénouement » (Viegnes 1989 : 58), la nature essentiellement imaginaire de l'intrigue, le caractère exemplaire du héros (stéréotype), la subordination de tous les éléments du récit au développement de l'action, le rapport conventionnel à l'espace (lieux souvent mais pas nécessairement exotiques6) et au temps (passé indéterminé et mythifié).

Une des questions le plus souvent débattues est celle des rapports entre le conte et la nouvelle. Bien que, dans la plupart des langues européennes, il existe des termes différents pour dénoter ces deux genres7, la distinction n'a dès l'origine jamais été très nette et reste très problématique jusqu'à notre époque. La nouvelle apparaissant à la fin du Moyen Âge comme une forme exclusivement scripturale alors que le conte plonge ses racines dans une tradition orale immémoriale, une approche généalogique naïve des genres amènerait à considérer celui-ci comme la matrice de celui-là : la nouvelle serait issue du conte sans toutefois que l'essor du dérivé ait entraîné la disparition de la forme première (un peu comme l'on suppose que le roman est une transformation de l'épopée). En fait, la relation entre ces deux genres est beaucoup plus complexe. En premier lieu, il convient de rappeler que la nouvelle emprunte de nombreux éléments formels et thématiques à une grande diversité de genres littéraires (les fabliaux, les lais, les moralités, les exempla etc.) relevant de régimes discursifs différents et qui partagent tous avec le conte quelques propriétés sans pour autant se confondre avec lui (Aubrit 1997/2002 : 6-13). On considère que la nouvelle s'impose dans la littérature européenne avec la publication du Décaméron de Boccace (1349-1351), lequel introduit entre autres nouveautés le dispositif du récit-cadre qui met en scène la situation d'énonciation en indiquant « quand, comment, pourquoi et par qui ces histoires ont été racontées » (Belmont 1999 : 53) et laisse ainsi supposer (suprême artifice littéraire) que l'oralité précède l'écriture, comme si les différents récits rassemblés dans le livre n'étaient que la transcription de la parole des personnages (ce que la construction hypotactique extrêmement savante du discours rend au demeurant fort peu crédible).

Chez Boccace, « la matière narrative mise en forme dans le genre de la nouvelle diffère de celle du conte, dans la mesure où la convention veut que les événements racontés se soient produits un jour » alors que « le conte, au moins celui de la tradition orale, se présente comme pure fiction » (Belmont : 53). Il convient de souligner que la présomption d'authenticité de l'histoire n'implique pas nécessairement chez Boccace sa vraisemblance. Cette dernière est parmi les critères le plus souvent convoqués lorsqu'il s'agit aujourd'hui de distinguer le conte de la nouvelle ; or, de même que certains contes peuvent être vraisemblables quoique purement fictifs, de même, certaines nouvelles du Décaméron, qui se donnent conventionnellement pour le récit de faits avérés, sont parfaitement invraisemblables, et nous les rangerions sans hésiter dans la catégorie du conte merveilleux (une des catégories illustrées dans le livre à côté du conte grivois, du conte facétieux etc.).

On met spontanément en avant le rôle que joue le merveilleux dans le conte. Toutefois, l'on ne saurait identifier le conte en général avec le sous-genre que représente « le conte de fées ». Celui-ci bénéficie d'un régime d'exemption qui le soustrait à la règle classique de vraisemblance. La différence tient à la nature des « mondes possibles » modélisés par chaque genre : certains paraissent « vraisemblables et crédibles », d'autres (comme le monde des contes de fées) « invraisemblables et peu crédibles » (Eco 1992/1994 : 225-226). Le merveilleux et la magie font partie intégrante de l'univers du conte de fées où les lois naturelles qui régissent le monde ordinaire sont abolies et où les phénomènes les plus invraisemblables sont admis.

Les historiens nous apprennent que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce sont les contes savants qui sont à l'époque de Charles Perrault remplis de féerie et non pas les contes populaires qui ne font qu'un usage limité du merveilleux (Soriano 1968/1977 : XV).

Dans le conte de fées, on a affaire à un surnaturel qui se manifeste « dans un univers sans transcendance » (Jean 1990: 52). Ce surnaturel n'a donc rien à voir avec celui des prodiges et des miracles que l'on peut rencontrer dans les Écritures ou dans la littérature hagiographique, qui nous sont présentés comme véridiques et par conséquent ''vraisemblables'' dans leur ordre propre (le Tasse théorisa au XVIe siècle la légitimité de ce merveilleux chrétie « vraisemblable » qui avait vocation à se substituer dans sa Jérusalem délivrée au merveilleux païen de l'épopée classique (Larivaille 1987 : 40-42). Le merveilleux ainsi restrictivement défini se distingue du fantastique qui résulte pour sa part d' « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle » (Castex 1951: 8). Il est superflu de préciser que cette « vie réelle » correspond à une vision du monde qui n'a rien d'universel et d'intemporel, qu'elle est elle aussi une construction historique et culturelle. Ainsi, le fantastique serait apparu au siècle des Lumières avec le développement du scientisme et se serait affirmé au xixe siècle dans le contexte du positivisme triomphant. En effet, il résulte toujours dans le récit de l'apparition d'un phénomène qui échappe à l'explication rationnelle et scientifique et semble relever d'un autre ordre de réalité. Comme le précise Tzvetan Todorov dans son ouvrage désormais classique sur la littérature fantastique : « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel » (Todorov 1970: 29). Le fantastique se distingue de l'étrange en ce que celui-ci trouve à terme une explication rationnelle dans le récit alors que celui-là reste inexpliqué sinon inexplicable. Aussi, le récit fantastique ne peut-il être pensé indépendamment du récit réaliste, dans la mesure où il ne doit son existence qu'à la violation des codes et conventions de ce dernier8.

On serait ainsi tenté d'opposer aujourd'hui le merveilleux traditionnel du conte de fées au fantastique caractérisant un certain type de nouvelle indissociable de la modernité, mais force est de reconnaître que de nombreux récits mêlent les différents registres et rendent l'identification hasardeuse. Reste que le conte est encore le plus souvent pensé comme un régime de narration affranchi de l'obligation de la vraisemblance. Selon Jean-Pierre Aubrit, « cette indifférence souveraine, presque joyeuse, à la vraisemblance, si elle trouve un terrain de prédilection dans les contes de fées, est plus largement l'apanage du conte ». Aussi s'agirait-il d'un des plus sûrs critères permettant de le différencier de la nouvelle (Aubrit : 1997/2002).

Selon certains spécialistes, la différence entre les deux genres tiendrait essentiellement au statut du personnage: doté d'une certaine épaisseur psychologique dans la nouvelle, il se réduirait à une simple fonction dans le conte (Viegnes, 1989, 31). Toutefois, dans certains contes, et cela dès la deuxième moitié du xixe siècle au moins (que l'on songe au Pinocchio de Collodi -mais est-ce encore un personnage de conte ?), le personnage acquiert précisément un relief qui l'éloigne des stéréotypes traditionnels et le rapproche du héros romanesque.

Selon Deleuze et Gattarri, la différence pourrait aussi tenir au traitement du temps :

L'essence de la « nouvelle » comme genre littéraire n'est pas très difficile à déterminer: il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question: « qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui a bien pu se passer ? » Le conte est le contraire de la nouvelle parce qu'il tient le lecteur haletant sur une tout autre question: qu'est-ce qui va se passer ? Toujours quelque chose va arriver, va se passer. Quant au roman, lui, il s'y passe toujours quelque chose, bien que le roman intègre dans la variation de son perpétuel présent vivant (durée) des éléments de nouvelle et de conte (Deleuze/Guattari 1980 : 235).

On peut être d'autant plus surpris du style péremptoire de Deleuze et Guattari que leur critère temporel de distinction générique ne correspond à aucune tradition théorique et semble même contre-intuitif : si le terme de nouvelle renvoie étymologiquement à l'idée de « choses récentes », l'histoire du conte ne se situe-t-elle pas dans un passé indéterminé sans rapport avec le présent et encore moins avec le futur ? Toutefois, cette approche temporelle paradoxale porte un éclairage sur la dimension « énergique » du conte qui, même lorsqu'il relate des événements qui sont censés s'être passés dans un passé très reculé, expose (quel que soit le temps grammatical) l'action en train ou sur le point de se faire dans une course incessante vers le dénouement.

Peut-être le critère au fond le plus décisif est-il le rapport qu'entretient le conte avec l'oralité; il semble en effet que le conte littéraire garde la trace de son origine orale comme un ombilic. « Même transcrit, écrit, réécrit, devenu œuvre littéraire, tout se passe comme si le conte devait conserver quelque chose de son origine orale » écrit Nicole Belmont (Belmont 1999 : 52). Et l'on pourrait ajouter que même le conte dit d'auteur, le conte qui n'est ni transcrit ni réécrit mais création littéraire originale porte toujours inscrit en lui le caractère d'une certaine oralité manifeste ou larvée. L'écriture du conte est toujours en quelque façon une écriture qui se modèle sur la parole adressée à un auditoire.

6. Généricité

La comparatiste Ute Heidmann et le linguiste Jean-Michel Adam ont élaboré le concept de généricité qui permet de sortir des apories de l'identification générique :

La généricité se place en effet du côté « de la fluctuation, de l’instabilité, de la constante recatégorisation » ; elle est inséparable de la variation du système de genres d’une époque ou d’un groupe social. Dans cette optique, il est moins question de classer un texte dans un genre comme « le conte » que de mettre en évidence les « tensions génériques » qui le traversent (Heidmann/Adam 2011 : 19)

Une telle approche permet de sortir de l'essentialisme générique et de penser dans une perspective dynamique le processus de « reconfiguration » que subit continuellement le conte dans un contexte donné (Heidmann/Adam 2011 : 34-35).

Au xxe siècle le conte affecte de nouvelles formes et s'hybride au point de devenir parfois méconnaissable. On songe entre autres à la Faërie théorisée et mise en œuvre par Tolkien et à tout ce qui relève de la Fantasy où se retrouvent la dimension initiatique qui est au cœur de bien des contes traditionnels.

7. L'art du conteur

Barthes, dans une note de son Introduction à l'analyse structurale des récits de 1966 entend démystifier la conception romantique du génie créateur :

« Il existe bien entendu un ''art'' du conteur : c'est le pouvoir d'engendrer des récits (des messages) à partir de la structure (du code); cet art correspond à la notion de performance chez Chomsky, et cette notion est bien éloignée du ''génie'' d'un auteur, conçu romantiquement comme un secret individuel, à peine explicable » (Barthes 2002 : 829).

Barthes ne distingue pas ici entre l'art du conteur ''populaire'' de la tradition orale et celui du conteur « savant » qui maîtrise les codes de l'écrit; l'art du conteur est ici entendu dans son acception très générale d'aptitude à raconter des histoires ; le sémiologue postule qu'il n'existe aucun don qui prédispose tel ou tel individu à exercer cette activité. Rappeler que toute narration présuppose un savoir-faire, une technique, un métier, est un truisme ; mais tout se réduit-il à la mise en œuvre d'une combinatoire, d'un « système d'unités et de règles » (en d'autres termes : de recettes) comme le prétend Barthes (Barthes 2003 : 829) ? Peut-on nier ce que l'on est amené à constater empiriquement : que certains conteurs se distinguent par leur talent, qu'il s'agisse d'amateurs ou de professionnels ? On admettra également qu'écrire un conte et le raconter oralement ne requièrent pas les mêmes compétences, qu'il s'agit de deux arts bien différents, rarement maîtrisés avec un égal bonheur par le même individu.

Nous avons coutume de n'associer les notions d'auctorialité et d'originalité qu'à l’œuvre d'un écrivain et présumons que le conte de voie orale est par définition une œuvre « collective », « anonyme » et « impersonnelle » : le percevant comme l'expression d'une collectivité, on ne voit pas qu'il puisse laisser la moindre place à celle d'une individualité. Or l'idée que les conteurs populaires ne seraient que de simples exécutants interchangeables relève d'un préjugé culturel, d'une dépréciation de l'oralité indûment considérée comme inférieure à l'expression écrite. Certains conteurs populaires se distinguent en effet par leur génie du verbe et méritent le nom de créateurs, comme le souligne, entre autres, Marc Soriano :

Ces conteurs sont des artistes à part entière. Ils assument profondément les traditions qu'ils représentent, manient avec maîtrise et parfois perfectionnent les techniques d'expression verbale qui leur sont léguées, et aboutissent à des œuvres cohérentes et hautes en couleur, qui dégagent un pouvoir émotionnel intense. Tous les folkloristes qui ont collecté personnellement des contes signalent l'existence de ces « conteurs doués » qui sont en fait des représentants, à notre époque, de traditions artistiques très anciennes, où la transmission et la création sont étroitement mêlées. Ces artistes, parce qu'ils assument pleinement leur tradition, sont aussi capables de la transformer, de l'adapter continuellement aux besoins d'un public dont les aspirations se modifient. (Soriano 1968/1977 : 486-487).

8. Lectures du conte

Il est superflu de rappeler qu'aucun système interprétatif ne saurait épuiser les potentialités sémantiques du conte :

Car les plus habiles explications ne réussissent pas vraiment à nous parler de ce rayonnement, propre au conte, qui semble émaner de l'enfance et de la nuit des temps tout en étant étonnamment actuel. Pas plus qu'elles ne parviennent à traiter de ce que j'appellerai ''l’ombilic'' du conte, ce point mystérieux par lequel un grand récit semble relié - comme les rêves qui nous bouleversent - à la fois aux secrets de notre vie intime et aux énigmes de la communauté humaine (Péju 1992 : 9-10).

On a ainsi pu instruire le procès de l'approche formaliste ou psychanalytique des contes considérée comme réductrice (Péju 1980). Toutefois, si le passage du conte à la moulinette d'un formalisme et d'un structuralisme scolaires (les fonctions de Propp et le schéma actanciel de Greimas sont désormais enseignés au collège dans une version simplifiée) et de la vulgate psychanalytique, on ne saurait nier la contribution décisive que ces disciplines ont apporté en leur temps à l'intelligence des textes ni douter que l'on puisse encore les mettre aujourd'hui à profit. Le procès fait à Propp est d'autant moins fondé que ce dernier n'a jamais prétendu dans son premier ouvrage analyser le contenu des contes mais seulement en élaborer une typologie qui constitue la première tentative dans ce domaine9. De même, peut-on sérieusement encore aborder le conte sans tenir compte de l'apport décisif de l'herméneutique psychanalytique, qu'il s'agisse de l'interprétation freudienne de Bruno Bettelheim (qui envisage les épreuves affrontées par le héros du conte comme une allégorie du travail de maturation individuelle) ou de celle jungienne de Marie-Louise von Franz (pour laquelle le conte est avec le rêve une des voies du processus d'individuation) ?

9. Présentation des contributions

Les articles rassemblés dans ce volume abordent différentes questions (en les croisant, parfois) : la part d'invention auctoriale dans la réécriture des contes traditionnels (Rosaria Iounes-Vona), la réinvention du conte merveilleux d'auteur (Yvon Houssais), la déconstruction des stéréotypes véhiculés par les contes classiques (Anaïs Bonnier, Ingeborg Rabenstein-Michel), l'hybridation générique (Sophie Fischbach), la redécouverte de l'oralité et les modalités de son intégration dans la forme scripturale (Matteo Martelli, Laura Restuccia), le rôle de l'illustration dans la réinterprétation des classiques (Maria Pia de Paulis-Dalembert), l'adaptation du conte populaire au cinéma d'animation (Nadine Decourt).

Rosaria Iounes-Vona prend pour objet d'étude un des plus célèbres contes de la tradition italienne, L'uccel bel-verde, dans la version proposée par Italo Calvino dans son monumental recueil des Fiabe italiane (1956). S'il est fidèle dans ses grandes lignes à l'histoire telle qu'elle est narrée dans leurs recueils respectifs par Giovanfrancesco Straparola et Vittorio Imbriani - les deux sources indiquées dans le paratexte qui accompagne le conte - sa version ne se limite pas à produire la synthèse de ces deux modèles mais introduit des éléments totalement inédits. En ce sens, il ne s'agit pas d'une simple réécriture mais d'une création originale qui prend place aux côtés des versions de ses prestigieux prédécesseurs.

Yvon Houssais se penche sur l'art de conteur de Marcel Aymé tel qu'il se manifeste dans l'un des grands classiques du vingtième siècle: Les Contes du chat perché, publiés entre 1934 et 1946. Bien qu'il conserve nombre de caractéristiques du conte traditionnel, notamment l'inscription de l'intrigue dans un temps indéterminé et certains enchaînements typiques dans la conception du récit, Aymé renouvelle radicalement le genre. L'originalité tient notamment à l'introduction d'un merveilleux qui semble parfaitement s'insérer dans l'univers familier sans en menacer l'intégrité (aux antipodes de « l'inquiétante étrangeté » freudienne qui caractérise le conte hoffmannien) et le traitement du personnage auquel le conteur donne un relief insolite, jouant avec humour des stéréotypes tout en déjouant souvent l'attente du lecteur.

Les formes dérivées, comme l'adaptation radiophonique, théâtrale ou cinématographique du conte, sont un champ d'investigation particulièrement riche.

Dans « Les avatars théâtraux de Barbe-Bleue au prisme du temps », Anäis Bonin prend pour objet d'étude trois pièces contemporaines dont la trame s'inspire librement du conte de Charles Perrault: Barbe-Bleue espoir des femmes de Dea Loher (1997), La Petite pièce en haut de l’escalier de Carole Fréchette (2001) et La Barbe Bleue de Jean-Michel Rabeux (2010). En dépit de leurs différences, ces trois pièces partagent certaines caractéristiques fondamentales, notamment le fait de transposer l'histoire dans un monde substantiellement réaliste et contemporain (même si Rabeux conserve certains éléments de l'univers merveilleux) et surtout d'humaniser le protagoniste: il ne s'agit plus du monstre épouvantable du récit de Perrault (même s'il apparaît chez Rabeux sous les traits d'un fauve, plus proche de La Bête de Leprince de Beaumont que du personnage de Perrault) mais d'un « semblable » auquel le spectateur peut s'identifier. En ce sens, ces trois adaptations sont représentatives d'une tendance générale des réécritures contemporaines du conte, qui consiste à déconstruire le dualisme traditionnel du bien et du mal (perçu comme manichéen), à saper l'opposition structurelle entre « bons » et « méchants » (l'ogre, le loup ou la sorcière de bien des contes contemporains faisant l'objet d'une réhabilitation irénique). On ne saurait toutefois oublier que si « les personnages de conte de fées ne sont pas ambivalents », qu'« ils ne sont pas à la fois bons et méchants comme nous le sommes tous dans la réalité », mais au contraire « tout bons ou tout méchants », c'est parce que « pour comprendre les ambiguïtés, un enfant doit attendre d'avoir établi sa propre personnalité sur la base d'identifications positives », ce que facilite la polarisation des contes de fées (Bettelheim 1976 : 20-21).

La version que Perrault donna du conte de Barbe-Bleue eut un tel succès qu'elle éclipsa en France les versions concurrentes et alla jusqu'à se substituer à elles dans la tradition orale. Ce n'est que dans une version basque du conte qui échappa complètement à l'influence de Perrault que l'on retrouve toutes les caractéristiques du conte-type (présentes notamment dans L'oiseau d'ourdi des frères Grimm). Un des aspects fondamentaux du gauchissement opéré par Perrault sur l'histoire est qu'il transforme radicalement le caractère de la protagoniste. En effet, dans le conte de la tradition, l'héroïne est parfaitement maîtresse de son destin et « agit avec sagacité et sang-froid », alors que chez Perrault « elle reste passive, n'attendant de secours que de ses frères » (Belmont 1999 : 43). Il est intéressant de constater que certaines réécritures féministes d'aujourd'hui redonnent à la protagoniste le rôle actif qui était le sien dans la version originale du conte (Lejuez 2013). La première adaptation cinématographique du conte réalisée par une femme, celle de Catherine Breillat (2009), déconstruit la misogynie qui sous-tend le récit de Perrault en réinterprétant d'un point de vue féminin l'histoire. Comme le souligne Zipes, Breillat a opéré « une refonte radicale » du conte « parce qu’elle a complexifié l’intrigue de l’interdiction, de la transgression et de la punition, et a mis l’accent sur l’affirmation du pouvoir des femmes et non sur leur curiosité » (Zipes 2011 : 87).

Ingeborg Rabenstein-Michel, analyse l'entreprise de radicale déconstruction des stéréotypes féminins que met en œuvre Elfriede Jelinek dans ses cinq Drames de princesses, La jeune fille et la mort (2003) où l'écrivaine autrichienne met aussi bien en scène les héroïnes attendues des contes classiques (Blanche-Neige, La Belle au Bois Dormant) qu'une princesse légendaire comme la schubertienne Rosamunde ou un personnage « historique » comme Jackie Kennedy que les grands media ont transformée en icône moderne, ou celle qui fut sa rivale auprès de Kennedy, « la reine de l'écran », Marilyn Monroe, pur produit de l'industrie du rêve, sans oublier « les princesses de la plume », les écrivaines Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath, Marlen Haushofer, qui représentent elles aussi des sortes de monstres sacrés dans le domaine des lettres. L'écrivaine s'emploie à démonter les représentations traditionnelles des sexes et des genres, à saper les fondements d'un imaginaire collectif dominé par les clichés de « l'éternel féminin ». Dans les Dramuscules de Jelinek, les différentes héroïnes tentent chacune à sa façon de se soustraire à la domination masculine, de s'émanciper d'un ordre phallique millénaire; mais toutes échouent dans cette entreprise et périssent tragiquement; l'auteur dénonce le sexisme persistant dans nos sociétés où la femme en dépit des apparences reste encore largement assignée à un rôle prescrit, est tenue de se conformer à un modèle genré qu'elle a complètement intériorisé.

Dans « Étude génétique du conte-poème de Jules Supervielle : vers une redéfinition des frontières génériques », Sophie Fischbach analyse les relations étroites qui unissent poésie et conte dans l’œuvre de Supervielle : de même que l'écriture poétique intègre nombre d'éléments fabuleux, le conte acquiert les caractéristiques de la prose poétique et du poème en prose. Ce phénomène de contamination réciproque est appréhendé à travers l’étude génétique de deux contes-poèmes de Supervielle, Les B.B.V., proche de la prose poétique, et L’Enfant de la haute mer, issu du poème « Le Village sur les flots ».

Avec Le avventure di Pinocchio, Collodi crée un genre composite qui relève à la fois du conte merveilleux (Collodi s'est familiarisé avec ce genre en traduisant notamment les contes de Perrault), du roman picaresque et du Bildungsroman. Comme le rappelle Umberto Eco, « certains personnages sont plus largement connus par leurs avatars extratextuels que par le rôle qu'ils jouent dans une partition spécifique » (Eco 2013: 114) ; ils s'agit d'« individus fluctuants » qui, en tant que « types universels », ont acquis « une sorte d'indépendance » par rapport à leur « partition d'origine » et « vivent » désormais dans l'imaginaire collectif (110-111). Le héros de Collodi semble avoir échappé dès sa naissance à son créateur (dont, en fin de compte, peu de gens connaissent le nom, hors d'Italie), exactement comme le pantin de l'histoire échappe à Gepetto dans les premiers chapitres pour aller courir le monde. Non seulement Le avventure di Pinocchio ont fait l'objet d'innombrables réécritures et adaptations, mais le héros semble doué d'une vie propre et continue à circuler parmi nous. Toutefois, il est bon de revenir à la « partition d'origine » qui est loin d'avoir épuisé ses potentialités.

Le conte littéraire est traditionnellement accompagné d'une illustration et la relation qui se noue entre texte et image confère à l'ensemble le caractère d'un objet sémiotique complexe. Illustré dès sa première publication en volume, le récit de Collodi a connu à l'occasion de ses successives rééditions d'innombrables réinterprétations graphiques. Maria Pia de Paulis-Dalembert consacre son article à la récente édition de ce chef-d’œuvre, illustrée par l'artiste Lorenzo Mattotti. Exploitant des formes diverses : dessins, esquisses, pastels, Mattotti propose une suggestive traversée des grandes expériences esthétiques européennes entre les xixe et xxe siècles (expressionnisme, futurisme, peinture métaphysique) qui traduit une vision inquiétante et sombre de ce classique qui, pour reprendre l'heureuse expression de Calvino « n'a jamais fini de dire ce qu'il a à dire ». Les illustrations tirées des photogrammes du film d’animation d’Enzo d’Alò, réalisés à partir des planches dessinées par Mattotti, témoignent en revanche, comme le souligne Maria de Paulis-D'Alembert, d’une vision « plus solaire » du conte.

Dans « Les quatre saisons de Léon et Jean de l'Ours: entre conte et film d'animation, questions de transmission et de réception », Nadine Decourt analyse le film d'animation Les Quatre saisons de Léon de P.-L. Granjon et A. Lanciaux, un cycle composé de quatre volets. L’histoire, située dans un Moyen-Age fabuleux, s'inspire librement du conte-type « Jean de l’Ours », très populaire en France, notamment dans les Pyrénées. Le film, qui exploite avec brio les ressources propres de l'animation, est susceptible de séduire à la fois un très jeune public et un spectateur adulte avisé, capable de saisir toutes les références au patrimoine folklorique qu'il contient. En outre, cette réactualisation du conte de « Jean de l'Ours », loin de se réduire à un simple divertissement, est le moyen d'affronter les questions essentielles du deuil et de la filiation. Nadine Decourt rend également compte de l'élaboration d'un webdocumentaire pédagogique qu'elle a réalisé autour du film en collaboration avec Jeanne Drouet et les auteurs du cycle.

On assiste depuis au moins une vingtaine d'année à une reviviscence du métier de conteur (Calame-Griaule 1991). Dans sa contribution intitulée: « Réécriture de l’oralité et culture folklorique dans les contes d’Ascanio Celestini », Matteo Martelli analyse Cecafumo. Storie da leggere ad alta voce (2002), un recueil de contes qu'Ascanio Celestini (auteur, acteur et réalisateur très populaire en Italie) a tiré du folklore italien et européen. Avant de prendre la forme d'un livre, les contes rassemblés dans le volume ont d'abord été interprétés sur la scène par leur auteur. Celestini intègre l’oralité dans son écriture. Comme l'indique le sous-titre du recueil, les contes sont des « histoires à lire à voix haute », mieux: elles sont destinées à être jouées (« recitate »), et ne produisent leur plein effet qu'à cette condition. Le conte traditionnel populaire devenu texte garde toujours une trace de son origine orale. Les indices d'oralité sont exhibés dans le récit qui intègre dans sa stratégie de communication les signes de la situation d'énonciation originaire. C'est pourquoi, plutôt qu'à la lecture silencieuse, le conte se prête à une oralisation qui le reconduit mutatis mutandis à sa forme primitive de parole proférée et adressée à un auditoire. La performance permet de retrouver ce que l'écrit ne pouvait restituer: la gestuelle, l'intonation, le débit qui participent à l'efficacité de la narration. On assiste ainsi à un passage de l'oral à l'écrit… et retour. Le conteur est une manière de narrateur « populaire » qui s'exprime dans une langue aussi intentionnellement agrammaticale et fautive que puissamment expressive et imagée. En dépit de l'apparent naturel, il n'y a rien de spontané et de naïf dans la composition du conte, tout est subtilement calculé et prémédité dans ce texte qui se donne pour la transcription d'un discours oral mais qui est en fait « très écrit ».

Le travail de Celestini présente une dimension didactique : chaque récit est précédé d’une brève introduction où sont reportées différentes informations relatives à la place du conte dans la tradition locale, aux lectures que les spécialistes en ont proposées, à la signification du caractère des personnages du point de vue historique et culturel, ou encore au réseau intertextuel dans lequel le récit s'inscrit. Ces préambules sont eux-mêmes rédigés dans un style narratif et vivant et n'ont rien de l'austère notice érudite. Un sort particulier est réservé dans le recueil au savoureux cycle de Giufà (ou Giucà), le « fou du village » de la tradition sicilienne (et plus généralement méditerranéenne; son origine étant vraisemblablement arabe).

Le conte n'est pas seulement envisagé par Celestini comme l'expression d'une culture populaire patrimonialisée mais comme un genre vivant: l'enjeu de son entreprise est autant de se réapproprier la riche matière narrative de la tradition afin de la remettre en circulation sous une forme renouvelée, que de réinventer l'art du conteur et de composer de nouveaux contes pour notre temps.

Dans « ''I contes de la nuit'' : dal ''Maître de la parole'' all' ''écrivain'' » Laura Restuccia, prend pour objet d'étude la renouvellement de la tradition du conte dans les Petites Antilles françaises. Le conte créole étant l'expression d'une contre-culture qui s'était constituée en réaction contre l'oppression du système colonial, cette forme de transmission avait logiquement décliné dans la société post-esclavagiste et post-coloniale au point de n'être plus qu'un phénomène résiduel. L'« oraliture » que théorisent et pratiquent des auteurs tels que Confiant et Chamoiseau, cette langue créolisée à mi- chemin entre l'écrit et l'oral - qui résulte de l'inscription salvifique de celle-ci dans celle-là - vise à ressusciter aujourd'hui l'art du conteur antillais. Il ne s'agit pas seulement de ressusciter les contes de la tradition mais de retrouver l'esprit du « maître de paroles » pour inventer de nouveaux récits à destination d'un public élargi. À l'époque coloniale, le conteur jouissait d'un grand prestige en ce qu'il était capable par la vertu de son verbe de souder une communauté divisée et hétérogène. Le nouveau conteur entend s'adresser à tous les peuples de la planète dans l'horizon d'une littérature du Tout-Monde, afin de nous faire entendre d'autres récits que ceux que nous impose l'invasif storytelling auquel recourent les grandes puissances pour asseoir leur hégémonie dans l'espace globalisé.

Bibliographie

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Notes

1 Comment rendre compte de la réception exceptionnelle dont ont, par exemple, bénéficié des cycles féeriques comme ceux de Tolkien et de Lewis ou plus récemment de Rowling, qui ont tous en commun d'être d'une inspiration profondément chrétienne sous leurs dehors « païens » ? (Fernandez 2012) Retour au texte

2 L'analyse du corpus de Perrault à la lumière des plus récentes théories linguistiques offre un exemple de la fécondité d'une telle approche (Badiou-Monferran 2010). Retour au texte

3 Cherchant à déterminer l'origine du genre, Propp développe la thèse selon laquelle, avec l'avènement de l'ère agricole, la société totémique ayant abandonné ses rites initiatiques étroitement liés au mode d'organisation économique et social de la tribu, les mythes désacralisés de la collectivité auraient dégénéré en contes (Propp 1983 : 475-476). Critiquant cette conception du conte comme dégénérescence du mythe (que Propp hérite de l'anthropologie du xixe siècle) Lévi-Strauss soutient que la relation du conte au mythe n'est pas de dérivation mais « de complémentarité » (Lévis-Strauss 1973 : 156). « Les contes sont construits sur des oppositions plus faibles que celles qu'on trouve dans les mythes : non pas cosmologique, métaphysiques ou naturelles, comme dans ces derniers, mais plus fréquemment locales, sociales, ou morales » (154). Retour au texte

4 Au XVIIe siècle, les contes traditionnels recueillis dans les livrets de la « Bibliothèque bleue », très bon marché, étaient diffusés dans les milieux populaires et avaient même pénétré dans les campagnes grâce au colportage bien avant que Perrault, à la fin du siècle, n'en proposât une version destinée à un public autrement plus raffiné (Mandrou 1964). Retour au texte

5 Jack Zipes souligne au contraire la nécessité de prendre en compte les sources orales dont Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, attentifs aux seules sources littéraires, sous-estiment selon lui grandement l'importance dans le cas d'un auteur comme Perrault (Zipes 2011 : 79). Retour au texte

6 La mode de l'exotisme et de l'orientalisme fut introduite en Europe par la publication en 1704 des contes des Mille et une nuit dans la traduction-adaptation d'Antoine Galland. Retour au texte

7 Il est paradoxal que le terme « novella » ne s'emploie plus en italien dans le sens qu'il avait à la Renaissance. L'italien emploie en effet aujourd'hui le mot ''racconto'' pour dénoter ce que nous entendons par nouvelle et utilise les termes « fiaba » et « favola » pour le conte. L'allemand distingue entre « Märchen » et « Novelle » (le terme d'origine italienne germanisé). En espagnol, le terme de novela employé par Cervantès a été depuis longtemps supplanté par celui de cuento « dont la matière peut être aussi bien réaliste qu'onirique » (Aubrit 1997/2002 : 4). Si dans le système lexical de l'espagnol on ne retrouve pas le couple de termes (cuento recouvrant à la fois ce que le français entend par « conte » et par « nouvelle ») cette indistinction lexicale n'implique bien évidemment pas nécessairement la confusion conceptuelle entre les deux genres. Les termes « novela » et « novel » désignent aujourd'hui respectivement en espagnol et en anglais le genre romanesque. De même que l'anglais tend à identifier « tale » avec « fairy-tale », le français tend à identifier « conte » avec « conte de fées ». Les termes « short-story » et « nouvelle » ont à peu près la même compréhension et la même extension. Retour au texte

8 La critique littéraire hispanophone distingue entre « Realismo Mágico » et « Real meravilloso », le premier faisant apparaître la réalité sous un jour merveilleux, la seconde le merveilleux comme faisant partie intégrante de la réalité. La critique littéraire hispanophone distingue entre « Realismo Mágico » et « Real meravilloso », le premier faisant apparaître la réalité sous un jour merveilleux, la seconde le merveilleux comme faisant partie intégrante de la réalité. Retour au texte

9 Les limites de l'entreprise tiennent, comme l'a relevé Lévi-Strauss, à la position formaliste qui interdit à Propp d'intégrer le contenu des contes dans l'élaboration de sa morphologie qui reste par conséquent excessivement abstraite : « Avant le formalisme, nous ignorions, sans doute, ce que ces contes avaient en commun. Après lui, nous sommes privés de tout moyen de comprendre en quoi ils diffèrent » (Lévi-Srauss : 159). Retour au texte

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Référence électronique

Nicolas Bonnet, « Avatars du conte », Textes et contextes [En ligne], 8 | 2013, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=407

Auteur

Nicolas Bonnet

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