Résistance(s), révolte(s) et révolution(s) chez Michel Foucault

DOI : 10.58335/shc.260

Résumé

On s'évertuera à débrouiller les rapports qui peuvent exister entre les notions de résistance, de révolte et de révolution en suivant plus précisément, comme fil conducteur de l'étude, le lien double de fascination et de méfiance qui retient Michel Foucault à l'idée de révolution. On demandera si et comment peuvent s'articuler toutes ces multiples figures d'opposition au pouvoir, et singulièrement si la révolution, dans ses modalités héritées de la tradition marxiste et les effets normatifs qu'elles véhiculent, n'est pas la principale résistance à une révolution autre – peut-être davantage respectueuse de la singularité ou de la différence qui définit toute action de résistance. On demandera par conséquent si toute résistance contre « du » pouvoir ne devrait pas se redoubler en une résistance contre une certaine tentation révolutionnaire. En somme, on voudrait penser une résistance, une révolte, et même une révolution, non révolutionnaire.

Plan

Texte

Introduction – Résistance et révolution : problème et différence

Si on croyait à une séparation de la vie et de l'oeuvre, c'est moins l'«homme» Michel Foucault, le militant1 multiple, que le généalogiste des pouvoirs que l'on se proposerait d'étudier ici. Car «Résistance(s), révolte(s) et révolution(s)» est un sujet qui fait problème, si un problème philosophique pour Foucault consiste d'abord en un soupçon porté contre d'apparentes évidences ce qui, dégageant ainsi un champ d'analyse nouveau, permet de mettre en lumière des lignes de force, de friabilité, d'infiltration possible – en somme, de la différence. Le sujet étale en effet une multiplicité dont une unité, implicite, allant de soi, semble se constituer : résistance, révolte et révolution apparaissent comme autant d'exemplaires d'une même contestation, d'un même refus du pouvoir. En outre le préfixe commun «ré» accentue l'effet produit par l'énumération : comme si n'importait, malgré une prolifération de masques nominaux, qu'un seul visage : celui du non (ré-action ou op-position à un homme, un événement, une injustice etc.). Il faudrait ajouter, présents sous la plume de Foucault, l'insoumission, le soulèvement, la dissidence, la désobéissance, l'inconduite ou la contre-conduite pour montrer que le problème est central, complexe et diffus : l'exhaustivité même ne mènerait à rien de plus qu'à faire varier, sous différents jours, le même pôle du «non», qu'on appellera, de manière générique ici, «résistance», synonyme au sens large de contre-pouvoir.

On devine le problème qui retient Foucault : si la différence entre toutes ces diverses figures du non n'est que «de degré», alors c'est la forme la plus intensément ou quantitativement oppositive au pouvoir (on peut faire valoir le nombre ou la force des sujets de l'action, la radicalité de son projet et l'étendue de sa portée) qui est susceptible de s'imposer comme aiguillon ou comme norme à toutes les autres : ici, c'est la révolution qui appellerait, d'«en haut», toutes les autres formes «plus petites» de résistance à se subordonner à elle, et à s'inscrire dans son mouvement totalisant. Le problème central de cette étude pourrait alors être énoncé comme suit : comment penser une résistance qui ne souffre pas des effets normatifs liés à la révolution ? Mieux encore : comment penser une révolution sans effets normatifs révolutionnaires ? C'est le couple révolution-résistance qui occupera le coeur de cette étude : on étudiera d'abord le rapport de Foucault à la notion de «révolution», souvent réduit, et de manière contradictoire, soit à un rapport univoque «pour», référant à un Foucault hyper-militant, soit à un rapport univoque «contre», insistant sur son rejet du «système» marxiste. En exhumant des expériences humaines qui échappent à la théorie marxiste, on verra que Foucault s'interroge moins sur la fin de toute révolution que sur la désirabilité d'une révolution autre. On développera finalement la thèse selon laquelle le concept de résistance chez Foucault est en même temps ce qui offre un critère pour penser cette altérité – en rejetant la qualification négative de toutes les résistances –, et ce qui permet de fonder cette révolution sur les résistances – et non pas sur leur négation ou leur ingestion.

1) « Mais est-elle donc si désirable, cette révolution ? » – Dessein d'une généalogie de la révolution

Tout un ensemble de textes abonde, et dès les premiers écrits «archéologiques» de Foucault, pour la notion de révolution au sens large2. Pourtant Foucault, et dans le même horizon, conteste le terme de révolution, trop lourd de sens pour pouvoir être utilisé avec rigueur, et lui préfère celui de «transformation»3 ; si l'archéologue Foucault admet l'idée de révolution, il en tait l'usage positif. Plus tard, et jusque dans la continuité entre le cynique et la subjectivité révolutionnaire esquissée dans le dernier cours de Foucault, Le courage de la vérité, cette attraction et cette méfiance pour l'idée de révolution ne changeront pas ; comment expliquer cette ambivalence de la révolution chez Foucault ?

L'idée de révolution politique soulève elle aussi des critiques radicales ; il faut ici comprendre que c'est la théorie révolutionnaire marxiste qui est visée, c'est-à-dire un certain discours, dominant et normatif, sur la révolution. Il est intolérable, s'inquiète par exemple Foucault, que non seulement la société, bourgeoise en son essence, mais encore la théorie révolutionnaire elle-même, empêche les exclus – fous, malades, prisonniers – de faire leur révolution. En distinguant la plèbe prolétarisée et la plèbe non-prolétarisée, le marxisme s'est détourné des sans-voix ou des «résidus» disciplinaires – Foucault constate par exemple que les révolutions du XIXème siècle se sont toujours doublées de révoltes dans les prisons, à la grande différence du XXème siècle, principalement parce que le prolétariat «syndicalisé», «organisé» s'est séparé du Lumpenproletariat. L'objectif de Foucault est bien de «récupérer ce qui a été monopolisé par le marxisme et les partis marxistes», «d'en finir avec le marxisme» ou de le «dépasser»4 en donnant la parole à ces expériences relatives à la médecine, à la sexualité, à la raison, à la folie ou à la prison. Ce que vise Foucault, c'est effriter, fragmenter l'image de cette grande révolution unifiée proposée par le marxisme pour lui préférer une multiplicité de luttes locales et spécialisées. On peut penser ce renversement de la manière suivante : s'il est vrai qu'historiquement la politique moderne, bourgeoise et républicaine, est née de la Révolution, et que la révolution doit changer dans sa forme et ses objectifs, il devient aussi nécessaire de repenser la politique, c'est-à-dire la manière dont, à l'intérieur du corps social, des forces peuvent s'affronter à d'autres. La résistance, c'est une des faces de cette politique nouvelle qui entend s'interroger, dans une dimension critique, sur ses conditions de possibilité. C'est aussi, en d'autres termes, «essayer de savoir avec le plus d'honnêteté possible si la révolution est désirable»5, c'est-à-dire d'une part si elle désirable en fait, essentiellement modelée par la rationalité marxiste, d'autre part si elle désirable en droit, «en elle-même et pour elle-même». C'est peut-être une des grandes idées de Foucault sur ce point, dont le travail peut ici se lire comme une entreprise critique de démystification : le principal obstacle de la révolution, c'est peut-être surtout la révolution. Exigence, donc, d'analyser comment l'idée, l'image ou le mythe révolutionnaire fonctionnent ; exigence de mettre en lumière les forces qui jouent et constituent la révolution – en un mot, exigence de faire une généalogie de la révolution.

Foucault constate d'abord que, de fait, la révolution n'est plus désirée. Ou plutôt, la révolution n'est plus désirée ou voulue par les masses – le stalinisme ayant fini d'anéantir le lien affectif et symbolique l'attachant au peuple – mais par une minorité. Dans un entretien de 1977 et interrogé sur la succession ensanglantée de Mao-Tsétoung, Foucault évoque même l'absence, depuis 1789, de tout espoir révolutionnaire, de toute ligne de conduite, de tout mouvement révolutionnaire qui puisse servir de norme d'action. Mais alors qu'il pourrait dénoncer l'idée de révolution comme surannée et définitivement inopérante (ou se satisfaire de cette absence de norme révolutionnaire), Foucault s'interroge plutôt sur sa désirabilité future : «à mon avis, le rôle de l'intellectuel aujourd'hui doit être de rétablir pour l'image de la révolution le même taux de désirabilité que celui qui existait au XIXème siècle. Et il est urgent pour les intellectuels – à supposer, bien sûr, que les révolutionnaires et une couche populaire plus vaste leur prêtent l'oreille – de restituer à la révolution autant de charmes qu'elle en avait au XIXème siècle. Pour cela, il est nécessaire d'inventer de nouveaux modes de rapports humains, c'est-à-dire de nouveaux modes de savoir, de nouveaux modes de plaisir et de vie sexuelle»6.

Ce qui au fond n'est plus philosophiquement désirable et ce contre quoi Foucault évoque ces nouveaux modes de rapports humains, c'est la théorie marxiste, et autant la théorie que le marxisme ; faire dépendre la révolution de la théorie, c'est encore politiser comme avant, en disant aux gens ce qu'ils doivent faire et pourquoi ils luttent, c'est «parler pour les autres», selon le mot de Deleuze. Mais «si on disait le contraire : qu'il faut renoncer à la théorie et au discours général ? Ce besoin de théorie fait encore partie de ce système dont on ne veut plus. [...] J'opposerai en revanche l'expérience à l'utopie. La société future s'esquisse peut-être à travers des expériences comme la drogue, le sexe, la vie communautaire, une autre conscience, un autre type d'individualité...»7. Lutter contre l'exploitation, ne considérer l'objet de la révolution que sous un angle économique, ce sera toujours reconduire la grammaire de la lutte des classes et s'unir au prolétariat. Or Foucault ne comprend pas les résistances, révoltes ou révolutions comme des luttes contre les conditions matérielles d'existence, mais comme des luttes contre le pouvoir. Et «si c'est contre le pouvoir qu'on lutte, alors tous ceux sur qui s'exerce le pouvoir comme abus, tous ceux qui le reconnaissent comme intolérable peuvent engager la lutte là où ils se trouvent et à partir de leur activité (ou passivité) propre. En engageant cette lutte qui est la leur, dont ils connaissent parfaitement la cible et dont ils peuvent déterminer la méthode, ils entrent dans le processus révolutionnaire»8. Difficile de classer ce texte parmi les pamphlets anti-révolutionnaire ; seulement la généralité de la lutte n'est pas théorique ou aléthurgique, elle ne dépend pas du savoir que la résistance possède du pouvoir – ce serait inévitablement faire de la résistance un pouvoir-savoir, et c'est principalement le reproche que Foucault fait à la théorie marxiste ici –, mais de la systématicité même du pouvoir, identique en son «sens» et multiple en ses applications, si bien qu'en multipliant les points de résistance, en fragilisant localement les prises du pouvoir, la singularité des luttes et des expériences peut se substituer à la globalité de la théorie marxiste, comme si Foucault «élevait» la révolution au pluriel, tout en «abaissant» sa portée. Non pas le pouvoir-substance, souverain, contre lequel opposer la révolution unique et nécessaire – mais des résistances multiples contre des pouvoirs multiples.

Ces luttes anarchiques, en tous les cas, ne répondent pas à la «morphologie révolutionnaire, au sens classique du mot ''révolution'', dans la mesure où révolution désigne une lutte globale et unitaire de toute une nation, de tout un peuple, de toute une classe, au sens où révolution désigne un processus qui promet de bouleverser de fond en comble le pouvoir établi, de l'annihiler dans son principe, au sens où révolution voudrait dire une lutte qui assure une libération totale, une lutte impérative puisqu'elle demande en somme que toutes les autres luttes lui soient subordonnées et lui demeurent suspendues». Sans prophétiser la mort de la révolution, Foucault constate que «nous sommes peut-être en train de vivre la fin d'une période historique qui, depuis 1789-1793, a été, au moins pour l'Occident, dominée par le monopole de la révolution, avec tous les effets de despotisme conjoints que cela pouvait impliquer»9. Les rapports de Foucault à la révolution ne sont pas trop simplement de rejet ou d'adhésion ; il y a en même temps une fascination pour la révolution et une profonde aversion pour la forme, l'idée, le mythe révolutionnaire auxquels le marxisme participe. L'idée paradoxale de Foucault, c'est bien que ce qui est censé être vecteur de liberté et d'émancipation est le plus investi de pouvoir – c'est que l'obstacle premier de la révolution, c'est la révolution. Pour résoudre ce paradoxe, on partira de ces «luttes-expériences» que Foucault oppose aux «effets de despotisme» révolutionnaires, afin de montrer que la révolution se trouve, dans la pensée de Foucault, colonisée, dépassée et fondée par et sur la notion de résistance. On demandera alors comment peut être pensée cette résistance dans une acception critique, en ce sens qu'elle identifie et libère des effets normatifs de la révolution. On demandera alors, selon les termes de Horckheimer : «mais est-elle donc si désirable, cette révolution ?».

2) La résistance active du fou – Émergence d'un critère généalogique

Foucault est amené à réfléchir sur la notion de résistance à travers celle de pouvoir ; dans Surveiller et punir, Foucault analyse pour la première fois – pour ce qui est des oeuvres – ce couple en retraçant la généalogie du pouvoir punitif. Qu'est-ce que le pouvoir ? Au-delà de toute question de méthodologie, le pouvoir, c'est ce qui cherche avant tout à subjuguer, maîtriser et réduire au silence les résistances, révoltes et révolutions possibles : l'apparition du pouvoir disciplinaire, explique en substance Foucault, permet de diminuer les coûts économiques du pouvoir, mais aussi les coûts «politiques» du pouvoir, au sens où l'on voit s'abaisser les mécontentements et les possibilités de révolte, que le pouvoir monarchique ou souverain pouvait encore susciter. Le problème du pouvoir punitif de souveraineté, c'était qu'en voulant montrer, comme exemple et comme leçon au peuple, la toute-puissance et l'invincibilité du roi sur le corps massacré du criminel – qu'on pense à l'ouverture de Surveiller et punir relatant l'exécution du régicide Damiens –, un processus inverse se créait, qui voyait le peuple trouver prétexte à revanche dans ces spectacles de gratuité royale. Alors que l'épouvante des supplices créait des foyers d'illégalismes et de vengeances multiples, la société disciplinaire qui se greffe sur le vieux pouvoir souverain vise une maîtrise intégrale et détaillée de la population : «la politique, comme technique de la paix et de l'ordre intérieurs, a cherché à mettre en oeuvre le dispositif de l'armée parfaite, de la masse disciplinée, de la troupe docile et utile»10.

De même, si le Panoptique est un modèle parfait, idéal, sans résistance, comme règne de la pure transparence, il a été utilisé, comme modèle d'économie politique, afin de réduire au maximum les contre-pouvoirs. Les disciplines sont le garant de cette réussite : en détaillant et en s'infiltrant dans les plus infimes courbures des réalités humaines, le pouvoir disciplinaire parvient à diminuer d'autant plus les risques de soulèvement qu'il s'applique sans discontinuité et sans interruption : en prenant en charge, en surveillance et en contrôle l'intégralité de la vie humaine, le pouvoir disciplinaire devient en mesure de réduire à presque zéro les résistances, révoltes et révolutions. En un sens, la discipline neutralise, et bien mieux que le pouvoir souverain, «toutes les forces qui se forment à partir de la constitution même d'une multiplicité organisée ; elle doit neutraliser les effets de contre-pouvoir qui en naissent et qui forment résistance au pouvoir qui veut la dominer : agitations, révoltes, organisations spontanées, coalitions – tout ce qui peut relever des conjonctions horizontales»11. Le pouvoir, c'est bien d'abord la maîtrise de toutes ces conjonctions horizontales, qui s'équivalent sous la bannière du «non» lancé contre le pouvoir. Le thème se redouble même ou se «perfectionne» dans le cas des disciplines, puisque le pouvoir tend à supprimer les «conjonctions horizontales» moins par éradication que par calcul et gestion des illégalismes : Foucault explique notamment comment la délinquance a été contrôlée, limitée dans sa dangerosité et aiguillée pour que ses dommages soient les plus faibles possibles (profit sous le double jour, toujours, de l'économie et de la politique). La délinquance se trouve ainsi utilisée par le pouvoir pour inspirer la crainte au reste de la population, contrôler et saboter les mouvements révolutionnaires. Le moteur du pouvoir disciplinaire, quant au panoptique ou à la gestion des illégalismes, c'est la peur d'une plèbe criminelle, révolutionnaire, barbare, immorale et sans loi. Le pouvoir, c'est d'abord ce qui dit non à ce qui dit non au pouvoir.

De même, dans les premiers cours du Pouvoir psychiatrique prononcé en 1974, Foucault insiste sur l'importance pour le pouvoir de lutter contre un danger, une force, une résistance, une menace, qui est le fou. Foucault reprend ici ses analyses de l'Histoire de la folie, où il décrivait, à l'époque de la Révolution, le passage d'une perception de la folie comme erreur à une perception de la folie comme force, volonté et pouvoir : «ce par quoi on assigne la folie du fou à partir du début du XIXème siècle, disons que c'est l'insurrection de la force, c'est que, dans le fou, une certaine force se déchaîne, force non maîtrisée, force peut-être non maîtrisable» ; en somme «il s'agit non plus de reconnaître l'erreur du fou, mais de situer très exactement le point où la force déchaînée de la folie lève son insurrection»12. La psychiatrie considère la folie comme une grande force insurrectionnelle, comme un noyau de volonté toujours susceptible de se révolter. A partir de ce constat, l'asile peut être analysé par Foucault comme une des voies par lesquelles la thérapeutique de la folie, la «guérison», est d'abord domination et soumission de la folie-résistance.

Ce schéma où le pouvoir se définit comme ce qui subjugue la résistance est alors supplanté par le développement d'une conception critique de la résistance, au sens où celle-ci réfère à la fois à un pouvoir qui cherche à la subjuguer et à l'échappée de tout pouvoir – ce qui révèle ou force à se révéler les conditions d'existence de tout pouvoir. Dans le Pouvoir psychiatrique, cette résistance interne au pouvoir-savoir psychiatrique prend d'abord la forme de la simulation, mais non de celle, avertit Foucault, qui de la non-folie mimerait la folie – de celle plutôt qui, de la folie et à partir de son opacité, se fabrique un instrument de lutte contre les appareils de mesure et de qualification psychiatriques. Se posant d'emblée comme sachant la vérité du fou, le psychiatre légitime le pouvoir qu'il a sur lui ; mais la folie de répondre : «je vais poser en moi-même le mensonge. Et, par conséquent, lorsque tu manipuleras mes symptômes, lorsque tu auras affaire à ce que tu appelles la maladie, tu te trouveras piégé, car il y aura au milieu même de mes symptômes ce petit noyau de nuit, de mensonge par lequel je te poserai la question de la vérité». Si bien qu'en imposant le faux à l'intérieur du dispositif psychiatrique, Foucault peut considérer que «le mensonge de la simulation, la folie simulant la folie, ça a été l'anti-pouvoir des fous en face du pouvoir psychiatrique», le processus par lequel les malades tentaient de lui échapper, la manière dont «on bâtissait ce monde de la simulation par lequel on résistait au pouvoir psychiatrique» : modèle de la lutte laissant filtrer «le grondement de la bataille» et de la révolte, puisque Foucault parle aussi de la «grande insurrection simulatrice» qui traverse au XIXème siècle le système psychiatrique et asilaire.

En simulant, le fou fragilise cette distribution binaire et figée entre médecin porteur de vérité et malade englué dans le faux pour introduire le problème de la vérité à l'intérieur de la folie elle-même, entraînant par là un double déplacement, une double dynamique : déplacement contraignant le médecin à un autre déplacement, une autre prise, un autre «coup» pour conserver son pouvoir initial sur le fou ; et déplacement foucaldien qui consistera à ne plus faire l'histoire de la psychiatrie à partir «du psychiatre et de son savoir, mais qui gravitera enfin autour du fou»13, histoire donc généalogique ou critique, de déprise ou de démystification du pouvoir et de ses secrets. A la suite de cette première simulation, l'histoire du système psychiatrique ou asilaire devient un champ de relances successives entre investissements et réinvestissements du pouvoir, réponses et décalages de la résistance, sur la ligne trouble de la vérité et du mensonge. Il n'y a qu'à constater le vocabulaire de Foucault dans ce cours de 1974 : «front de résistance», «contre-manoeuvre», «militantisme», «tourbillon de la bataille», pour voir comment le paradigme de la révolution est colonisé par celui de la résistance conçue comme vis-à-vis irréductible du pouvoir, comme l'invincible autre. Si le fou est d'abord une force insurrectionnelle qu'il faut corriger, prendre en charge, contrôler, il est aussi ce que le pouvoir ne peut jamais totalement contraindre, ne peut jamais absolument supprimer : le «reste» du pouvoir. On voit ainsi qu'il est moins question, au sujet de la simulation du fou, d'une libération relative à une répression, que d'une activité créatrice mettant en lumière une lutte indéfinie, où le pouvoir, mis en présence d'une différence, est sommé de réagir et de se manifester. Le critère à l'aune duquel Foucault peut diagnostiquer la révolution – et qu'il fait émerger d'une conception «critique» de la résistance – c'est l'activité, ou la positivité.

3) Répression et libération – Du diagnostic généalogique à une révolution autre

C'est dans La volonté de savoir que Foucault décrit ce qu'il entend par l'image, le mythe ou même la «révolution révolutionnaire» : «nous n'en parlons guère sans prendre un peu la pose : conscience de braver l'ordre établi, ton de voix qui montre qu'on se sait subversif, ardeur à conjurer le présent et appeler un avenir dont on pense bien contribuer et hâter le jour. [...] Parler contre les pouvoirs, dire la vérité et promettre la jouissance ; lier l'un à l'autre l'illumination, l'affranchissement et des voluptés multipliées»14. Le problème pour Foucault est le suivant : pourquoi est-ce la révolution, ou plutôt ce mythe révolutionnaire composé d'éléments discursifs divers, comme la révélation de la vérité, le bouleversement de l'ordre et la prophétie d'un nouvel Âge d'or, qui a investi la sexualité ? Ou encore : pourquoi les sociétés imposent-elles au sexe la norme révolutionnaire, dans les termes de répression et de libération ? Au fond, quel est le fonctionnement politique du discours révolutionnaire ? Pour reprendre la question nietzschéenne, qui parle quand on parle de révolution révolutionnaire ou libératrice ?

L'écueil de la libération ultime, Foucault l'aborde dans son analyse du texte Qu'est-ce que les Lumières ? lorsque Kant évoque, après avoir constaté que les hommes ne peuvent sortir par eux-mêmes de l'état de minorité à cause de leur propre paresse et lâcheté, l'hypothèse selon laquelle certains hommes, s'appuyant sur leur autonomie, parviennent malgré tout à sortir de cet état, en profitent pour prendre autorité sur les autres et décident de jouer le rôle de libérateurs. Foucault cite Kant : «c'est là la loi de toutes les révolutions – c'est écrit en 1784 – que ceux qui les font retombent nécessairement sous le joug de ceux qui ont voulu les libérer»15. En reprenant l'image du Panoptique de Bentham, on peut dire qu'il ne suffit pas de prendre possession de la tour centrale pour réussir une révolution : la structure, les rapports de visibilité et de pouvoir entre la tour et les cellules demeurent inchangés, et les nouveaux observateurs demeurent des observateurs. Le principe foucaldien, c'est qu'on ne sort pas du pouvoir ou plutôt des asymétries inter-individuelles courant à travers le champ social, et la plus libératrice des révolutions n'échappe pas à cette nécessité. Si bien qu'un diagnostic généalogique peut être établi : non seulement le mythe de la révolution ultime est illusoire, mais il est, comme le discours répressif qui le sous-tend, un dispositif de pouvoir-savoir destiné à réduire à la passivité les révoltes et les résistances possibles : il «est, en fait, un formidable outil de contrôle et de pouvoir. Il se sert, comme toujours, de ce que disent les gens, de ce qu'ils ressentent, de ce qu'ils espèrent. Il exploite leur tentation de croire qu'il suffit, pour être heureux, de franchir le seuil du discours et de lever quelques interdits. Et il aboutit en fait à rabattre et à quadriller les mouvements de révolte et de libération»16.

Alors qui parle dans la révolution libératrice ? Foucault se détache ici de la tradition qu'il nomme «juridico-répressive» dont participe le marxisme, pensant le pouvoir comme «loi qui dit non», et répondant au schéma dynamique liberté-répression-libération. L'argument de Foucault est simple : s'il n'était pas un inhibiteur, un principe d'oppression, d'interdiction, de barrage, le pouvoir ne serait pas accepté ; et s'il est toléré, c'est à la condition d'occulter ce qui en lui est l'essentiel, c'est-à-dire son caractère positif d'incitation, de production et de multiplication : «le pouvoir, comme pure limite tracée à la liberté, c'est, dans notre société au moins, la forme générale de son acceptabilité»17. Qui parle de révolution, dans ce cas, parle moins de résistance que de pouvoir et de reconduction du pouvoir : les résistances sont davantage pouvoir que résistance si elles sont pensées comme figures du non. Et le problème de cette étude trouve solution : résistance et révolution sont distinguables parce qu'elles sont portées par des rationalités opposées. La révolution est portée par une conception répressive du pouvoir : elle le reconduit plus qu'elle ne lui résiste. La résistance foucaldienne tient compte de la positivité du pouvoir, en étant au moins aussi créatrice et mobile que lui. En un sens, tout dit non dans la mythologie révolutionnaire : le pouvoir dit non à la liberté, et la révolution ne sortira de l'impasse répressive que dans un grand non libérateur. Dans la pensée politique de Foucault, tout dit oui davantage que non, pouvoir et résistance, dans une succession de relances et de déplacements. Si bien qu'à la révolution révolutionnaire, comme pouvoir-savoir, Foucault substitue la révolution non révolutionnaire, fondée sur la résistance : «l'essaimage des points de résistance traverse les stratifications sociales et les unités individuelles. Et c'est sans doute le codage stratégique de ces points de résistance qui rend possible une révolution, un peu comme l'État repose sur l'intégration institutionnelle des rapports de pouvoir»18. C'est un des rares passages où Foucault envisage la révolution non pas comme «objet» généalogique mais dans un usage positif – comme révolution désirable. L'analogie relations de pouvoir/État et relations de résistances/révolution est suffisamment explicite : la révolution foucaldienne repose, comme sa condition de possibilité, sur une multiplicité de résistances. Sorte de révolution par le bas, la révolution foucaldienne s'appuie sur un réseau de luttes engageant à la fois création et refus et ne s'en sépare pas. Le pouvoir-savoir révolutionnaire, à l'inverse, s'éloigne d'autant plus des expériences critiques et positives – qui pourtant le fondent –, qu'il s'approche des effets despotiques qu'il prétend renverser.

Conclusion – Iran : révolution révolutionnaire, ou non révolutionnaire ?

Foucault débute son cours de 1983, Le gouvernement de soi et des autres, par une analyse du rapport entre les Lumières kantiennes et la Révolution. Ce qui intéresse Kant dans la Révolution, ce n'est pas le vacarme de l'agitation révolutionnaire, car la Révolution en elle-même n'est pas tellement à faire, mais la Révolution «spectatorielle», la Révolution du point de vue de la manière dont elle accueillie, représentée, regardée, du point de vue par conséquent de l'enthousiasme qu'elle crée. Foucault note l'importance de ce texte «qui se donne comme une prédiction, un texte prophétique, sur le sens et la valeur qu'aura, non pas encore une fois la Révolution, qui de toute façon risque toujours de tomber dans l'ornière, mais la Révolution comme événement, comme sorte d'événement dont le contenu même est inimportant, mais dont l'existence dans le passé constitue une virtualité permanente, constitue pour l'histoire future la garantie du non-oubli et de la continuité même d'une démarche vers le progrès»19.

Ce texte, en un sens, est une manière de revenir sur les événements en Iran, et sur les railleries lancées contre l'enthousiasme aveugle de Foucault pour le soulèvement iranien. L'intérêt de ce détour kantien est aussi le fil conducteur de cette étude : l'essentiel dans la révolution, ce n'est pas la révolution, ou bien : le principal écueil de la révolution, c'est la révolution elle-même. Ce qui retient Foucault, c'est d'abord que la révolte est désirée, voulue par le peuple ; c'est que la «révolution» soit l'objet d'un enthousiasme généralisé. En Iran, Foucault croit déceler une révolte qui échappe à la grammaire de la lutte des classes, une révolution non révolutionnaire, une résistance collective spontanée, singulière, dans laquelle on ne retrouve pas les deux critères propres à la «morphologie révolutionnaire» : il ne s'agit pas d'une révolte contre une exploitation économique mais contre du pouvoir, et il ne s'agit pas d'une injonction portée par une avant-garde prophétisant l'action à l'aide de grands schémas théoriques. Ou plutôt : si l'on peut analyser le soulèvement iranien en termes de contradictions économiques dans un vocable quasi-marxiste de la lutte des classes, Foucault préfère s'intéresser, dans la continuité de Kant, à la manière dont le mouvement est représenté, vécu, expérimenté.

Quelle est l'âme de la révolution si elle n'est plus «marxiste» ou «révolutionnaire» ? En évoquant l'Iran, Foucault de répondre : elle se fonde sur les résistances locales, sous le double jour d'une déprise et d'une création, à partir desquelles seulement une révolution est pensable : «surtout, il nous faut changer nous-mêmes. Il faut que notre manière d'être, notre rapport aux autres, aux choses, à l'éternité, à Dieu, etc., soient complètement changés, et il n'y aura de révolution réelle qu'à la condition de ce changement radical dans notre expérience»20. Sous la «révolution non révolutionnaire» envisagée par Foucault opèrent des luttes-expériences contre des assujettissements permanents. L'enjeu pour Foucault, et ce contre le marxisme, c'est de ne pas rendre entièrement intelligible le soulèvement en Iran – ne pas tout subordonner à la théorie –, mais de laisser une part d'inexplicable à cette multiplicité de rayonnements dans laquelle la liberté, hors nature et sans raison – là encore dans un héritage kantien –, est mise en pratique ; l'enjeu, c'est de refuser l'évidence facile et les effets normatifs concluant de la sorte : en Iran, «l'histoire vient de poser au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution»21. Car Foucault l'affirme explicitement : le mouvement iranien est une singularité irréductible qui n'a pas subi la «loi» des révolutions : «quand je suis parti d'Iran, la question qu'on me posait sans cesse était bien sûr : ''Est-ce la Révolution ?'' (c'est à ce prix qu'en France toute une opinion consent à s'intéresser à ce qui n'est ''pas de chez nous''). Je n'ai pas répondu [...] C'est l'insurrection d'hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous, mais plus particulièrement, sur eux, ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des empires : le poids de l'ordre du monde entier. C'est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle»22. Cette singularité de l'Iran que Foucault défend contre les effets despotiques de la révolution devient le principe sur lequel il va justifier son intérêt pour le soulèvement malgré la tournure a posteriori des événements : en un sens, et dans une continuité kantienne, le fait que la révolution achoppe – son devenir historique « malheureux » – n'est pas un argument contre la révolution, et surtout pas contre sa désirabilité.

L'Iran permet enfin au philosophe de revenir sur la distinction entre la morphologie surannée de la révolution (selon le schéma liberté – pouvoir qui dit non – révolution libératrice), et la rationalité critique de la résistance, conçue comme échappée à tout pouvoir (selon le schéma de pouvoirs et de résistances se relançant indéfiniment). Si la révolution est la principale résistance à la révolution, on peut dire que la résistance doit être autant la principale résistance à la révolution que le fondement d'une révolution autre. Finalement, toutes les résistances relèvent d'un oui et d'un non. L'écueil de la révolution normant les figures du non semble évité ; le risque inverse, où la contestation la plus intensément créatrice s'imposerait comme norme des autres formes, semble également difficilement soutenable, si une résistance relève toujours d'une irréductible nouveauté, d'une singularité, sans prise, ne serait-ce que dans l'instant où les dés retombent, pour un pouvoir-savoir surplombant : pure différence.

Notes

1 Dans sa biographie, Didier Eribon écrit : «A partir de 1969, Foucault va commencer d'incarner la figure même de l'intellectuel militant» Michel Foucault, Flammarion, Paris 1989, page 222 Retour au texte

2 Entre autres exemples, un texte prononcé en 1970 indique qu'alors que la révolution est niée dans la grande «mythologie biologique de l'histoire» du XIXème siècle, c'est-à-dire dans le long fil des mutations minuscules et imperceptibles de la vie, la révolution est revalorisée par l'histoire archéologique de Foucault, qui permet de décrire des transformations brutales, des seuils, des coupures, des naissances violentes, des épistémès et des discontinuités... Michel Foucault, Dits et Écrits, Paris, Quarto Gallimard 2001, I pages 1148-1149. Retour au texte

3 Quand on lui objecte qu'il s'agit, dans le domaine d'histoire des sciences, de transformation plutôt que de révolution, il acquiesce : «j'ai toujours à ce sujet fait l'économie du mot révolution. Je lui ai préféré celui de transformation» Dits et Écrits, I page 927 Retour au texte

4 Dits et Écrits, II page 603 Retour au texte

5 Ibid, II page 267 Retour au texte

6 Ibid, II page 86 Retour au texte

7 Ibid, I page 1102 Retour au texte

8 Ibid, I page 1183 Retour au texte

9 Ibid, II page 547 Retour au texte

10 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard 1975, page 197 Retour au texte

11 Ibid, page 255-256 Retour au texte

12 Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, Gallimard 2003, page 9 Retour au texte

13 Pour toutes les citations, Le Pouvoir psychiatrique, pages 134-138 Retour au texte

14 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard 1976, page 14 Retour au texte

15 Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard 2008, page 33 Retour au texte

16 Dits et Écrits, II page 259 Retour au texte

17 La volonté de savoir, page 114 Retour au texte

18 Ibid, page 127 Retour au texte

19 Le gouvernement de soi et des autres, page 21 Retour au texte

20 Dits et Écrits, II page 749 Retour au texte

21 Ibid, II page 759 Retour au texte

22 Ibid, II page 716 Retour au texte

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Référence électronique

Mathieu Fontaine, « Résistance(s), révolte(s) et révolution(s) chez Michel Foucault », Sciences humaines combinées [En ligne], 9 | 2012, publié le 01 mars 2012 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.260. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=260

Auteur

Mathieu Fontaine

Doctorant en Philosophie, CGC - UMR 5605 - UB