Problèmes entourant la définition de la notion de comportement animal

DOI : 10.58335/shc.193

Résumé

Cet essai se veut une démonstration. Il montre qu’une notion appartenant au langage courant, le comportement animal, peut être entrevue selon différentes approches rationnelles. Parmi celles-ci, la philosophie de la biologie offre une perspective unique puisqu’elle puise dans les ressources de deux disciplines techniques, plus disjointes que jamais à l’heure de la spécialisation académique : la philosophie et la biologie. Saisie de la notion de comportement animal, cette approche ouvre sur des problèmes relevant de la biologie (faire de l’ordre et se comprendre), de l’épistémologie (aborder un problème, les différentes façons de procéder), des sciences cognitives (les inférences) et de la métaphysique (les types). Mais avant même de toucher ces questions, il importe de montrer comment la philosophie de la biologie est pertinente. Cet essai est aussi un manifeste.

Plan

Texte

Introduction

D’abord et avant tout, j’aimerais remercier les organisateurs de ces journées interdoctorales 2010 pour leur généreuse invitation. Je ne peux que me montrer reconnaissant à l’égard de leur grand professionnalisme. Merci à vous toutes et tous.

Parmi les questions privilégiées par la philosophie des sciences contemporaine, plusieurs thèmes et concepts propres à la biologie occupent maintenant une position de choix. D’ailleurs, au cours des trente dernières années, cette inflexion de la philosophie des sciences s’est doublée de la constitution d’une communauté de philosophes de la biologie possédant ses propres institutions (sociétés, rencontres internationales et titres de périodique). A n’en pas douter, le domaine prospère. D’une part, il s’approprie de nouveaux problèmes que dévoilent les sciences biologiques et, d’autre part, il réinvestit des questions philosophiques plus traditionnelles telles que celles qui accompagnent les notions de causalité, d’individu ou de théorie. Ainsi, la philosophie de la biologie représente un élargissement particulier, mais significatif par son importance, de nos interrogations sur la science et ses problèmes, ainsi que sur notre connaissance du monde.

La présente contribution n’a d’autre objectif que d’apporter aux lecteurs une illustration de cet important courant de recherche au sein de la philosophie contemporaine. De fait, l’analyse que nous proposons ici ne s’attachera pas à exposer ou à défendre une thèse particulière. Un tel exercice aurait toutes les chances de s’avérer assez peu fructueux pour le lecteur non spécialiste. Au contraire, dans ce qui suit, nous nous contentons d’introduire un thème de réflexion très général –la notion de comportement animal–, et de mettre en évidence certaines des questions philosophiques que celui-ci soulève. Ainsi, au terme de cet article, il apparaîtra clairement que la notion de comportement animal dépasse très largement le seul cadre des sciences biologiques et que, par ailleurs, son éventuelle définition impose des choix à la fois scientifiques, épistémologiques et métaphysiques.

Notre examen des difficultés entourant la définition de la notion de comportement animal procède en trois étapes successives. Dans un premier temps, il est nécessaire de dresser un tableau des domaines gnoséologiques selon lesquels la notion peut être envisagée. En plus de montrer que le comportement animal peut être entrevu selon des perspectives partiellement autonomes, cette étape nous permettra d’éclairer les principaux enjeux qui demeurent associés à la notion. Dans un deuxième temps, et ce afin de progresser dans notre analyse de la notion, nous restreindrons notre propos à la seule perspective scientifique. Bien que cette opération écarte une large part des discours portant sur le comportement animal, elle permet néanmoins de dévoiler une seconde difficulté. En effet, en nous attardant à ces pratiques techniques et scientifiques contemporaines qui font du comportement un objet, nous sommes confrontés à une nouvelle diversité : celle des disciplines institutionnalisées. Ainsi, au sein même de la perspective scientifique, plusieurs disciplines permettent d’appréhender le comportement animal selon les cadres théoriques qui leur sont propres. Pour cheminer dans notre analyse, il sera donc nécessaire d’opérer un choix parmi les pratiques concernées. Cela aura comme conséquence de limiter l’éventail des faits et des approches pouvant être évoqués pour définir la notion de comportement. Parmi les disciplines positionnant le comportement comme objet scientifique, nous retiendrons celle qui l’appréhende sur les plans écologique et évolutif, à savoir l’écologie comportementale. Bien qu’il soit possible d’évoquer des motifs épistémologiques forts pour justifier cette option, ce choix, à la lumière de la troisième et dernière partie, apparaîtra instrumental à l’examen des difficultés entourant la définition de la notion de comportement. De fait, nous montrerons qu’à l’intérieur même d’une discipline particulière surgissent de nouvelles ambiguïtés liées à la nature même de la science comme activité. Après avoir mis en évidence le problème de l’identité des comportements animaux particuliers, nous serons en mesure de tirer certaines conclusions à propos de cette notion. Ultimement, cela nous permettra aussi d’établir un portrait de ce qu’est la philosophie de la biologie.

Le comportement animal et la connaissance

L’intérêt de l’homme pour les activités et les réalisations animales s’inscrit dans une tradition millénaire. Sans même considérer les représentations rupestres, cet intérêt se manifeste déjà dans les écrits d’Aristote et de Pline l’Ancien et semble n’avoir jamais fléchi. Il faut dire que les actes des bêtes ont participé et participent toujours à la connaissance du monde par l’homme. Avec l’observation, la description et la comparaison des habitudes animales, celui-ci s’approprie et catégorise à la fois le monde naturel. Il se donne ainsi les moyens de cheminer dans la compréhension de ses propres actes, d’explorer ses capacités et ses limites sur les plans physique et mental/spirituel. En fait, et cela demeure vrai quelle que soit l’époque, comprendre ou tenter de faire sens du comportement animal est une façon de connaître l’homme en tant qu’individu et en tant qu’espèce.

A notre sens, le lien étroit entre l’intérêt pour les habitudes animales et la connaissance humaine peut se décliner selon trois domaines gnoséologiques principaux : l’histoire, la philosophie et la science. Certes, il n’existe pas de principe suffisant qui permette d’opérer cette partition en toute légitimité, mais l’objectif n’est pas ici de définir formellement des régions du savoir. Il s’agit plutôt de mettre en évidence la multiplicité et la diversité des rapports qu’entretiennent l’intérêt pour le comportement et la connaissance. Pour le formuler plus simplement, cette partition n’a d’autre prétention que de faire ressortir la diversité des relations auxquelles participe une notion telle que celle de comportement animal.

Sur le plan de l’histoire des idées, la notion s’inscrit à l’intérieur de thématiques aussi bien politiques que philosophiques et scientifiques. Comme nous le mentionnions en tête de section, les indices d’un intérêt pour le sujet sont aussi anciens que l’expression picturale. Néanmoins, et au-delà du nombre considérable des sources pouvant être considérées, les tentatives de caractérisation ou de définitions du comportement semblent se prêter à deux formes distinctes d’analyse historique. D’une part, la notion peut être envisagée d’un point de vue synchronique, c’est-à-dire en regard d’une période ou d’un contexte ponctuels. C’est le cas de travaux qui s’efforcent de cerner la notion dans l’œuvre d’auteurs particuliers (par exemple, dans la formidable classification des instincts de Hermann Samuel Reimarus ; ou dans le Sociobiology de E.O. Wilson), ou dans le cadre d’un débat relativement bien circonscrit dans le temps (la querelle de l’âme des bêtes, par exemple). D’autre part, l’analyse de la notion peut s’inscrire dans un cadre diachronique, c’est-à-dire être conduite en contrastant la définition (ou la caractérisation) qui en est faite dans au moins deux contextes historiques distincts. Certes, la distinction de ces contextes obéit à un principe qui ne peut être que chronologique, mais nous laissons de côté cette question importante pour le présent exercice. Possiblement du fait de ses nombreuses interprétations et de sa facture récente, la notion de comportement animal ne semble pas encore s’être prêtée à une enquête diachronique, à la différence de celle « d’instinct », qui elle continue à être utilisée dans l’analyse de plusieurs questions contemporaines1.

L’appréciation de la notion de comportement animal sur le plan de l’histoire des idées invite ensuite à considérer le plan des seules idées, abstrait de l’essentiel de sa profondeur historique. Il s’agit encore ici d’une importante simplification. Même si les acquis intellectuels ne peuvent être pensés et représentés indépendamment de leur histoire effective –l’une des leçons du positivisme logique–, c’est néanmoins ce que nous allons assumer pour simplifier les derniers paragraphes de cette section. Ceci nous amène à envisager la notion de comportement à l’intérieur du domaine de la philosophie. Sur le plan métaphysique –celui qui rend possible les discours sur le monde– l’hypothèse d’une définition de la notion soulève plusieurs questions fondamentales. Ici, afin d’illustrer notre propos, nous ne retiendrons que l’une de celles qui touchent à l’individuation des comportements animaux. Indépendamment du fait que la notion circonscrit ou non une réalité, ce que l’expression dénote participe de plusieurs classes et types que la philosophie, aussi bien que la science, peinent parfois à dessiner. Prenons un instant pour nous intéresser à quatre des ambiguïtés qui accompagnent la définition du comportement animal.

D’abord, que désigne l’expression « comportement animal » quand deux organismes différents sont considérés ? Prenons comme exemples le koala (Phascolarctos cinereus) et la mouche scatophage jaune (Scathophaga stercoraria). Que partagent ces organismes pour qu’il soit légitime d’identifier un comportement qui leur soit propre ? La réponse la plus commune consiste à poser le comportement comme étant une propriété spécifique. Chaque espèce, le koala comme la mouche, possèderait son propre comportement. Cependant, un second problème2 survient lorsque le comportement comme propriété spécifique est décomposé en unités. Ainsi, le comportement de la mouche peut lui-même être subdivisé en comportements distincts : ceux en lien avec l’alimentation, la reproduction, le toilettage, etc. Le comportement comme propriété spécifique se décline donc en classes subalternes de comportement, suggérant ainsi que la notion obéit en fait à un principe d’organisation hiérarchique. Ainsi, cheminant depuis le sommet de la classification, il serait possible de distinguer des classes de plus en plus étroites de phénomènes comportementaux, et ce jusqu’à ce qu’il soit envisageable de faire coïncider les comportements particuliers avec des patterns moteurs3. En plus d’introduire certaines difficultés qui lui sont propres, ce constat soulève par ailleurs la question de la nécessité d’un tel principe d’organisation hiérarchique. Pour le formuler autrement, est-ce qu’il n’existe qu’une seule façon/méthode de décomposer le comportement spécifique de la mouche scatophage en classes distinctes ?

En admettant que la décomposition du comportement spécifique en classes subalternes n’obéisse à aucun principe hiérarchique nécessaire, quels autres sens donner à ces actions de divers degrés de généralité/complexité qu’exécutent les organismes ? L’une des solutions envisageables est de négliger le caractère spécifique du comportement pour considérer les types de comportements que manifestent les organismes. Ainsi, il devient possible d’identifier des types que partagent plusieurs espèces –les comportements associés à une fonction telle que la reproduction par exemple–, et ce même si l’exécution du comportement diffère dans l’ensemble de ses caractéristiques. Evidemment, cela pose la question de la définition et du nombre des types qui peuvent possiblement être considérés. Egalement, et c’est là la quatrième et dernière « ambiguïté » philosophique que nous désirons soulever, les types de comportement ne peuvent être établis que par l’observation d’instances de ces types. Or, il apparaît malaisé de proposer des types de comportement étant donnée la variabilité et la contingence environnementale à laquelle sont soumises les instances. Les types évoluent, mais ce sont les instances qui sont sujettes à la sélection naturelle. La difficulté est de taille.

Pour demeurer dans le registre de la connaissance philosophique, il semble important de toucher un mot au sujet d’une considération éthique impliquant directement la notion de comportement animal. Il s’agit de l’appréciation et de la définition du droit animal. En effet, il n’est pas anodin de souligner que tous les cadres faisant intervenir des notions telles que le plaisir et la souffrance des organismes sont indirectement confrontés à la notion de comportement animal. D’autant plus si la souffrance est entendue non pas seulement en termes physiologiques (douleur et stress, notamment), mais également en termes de privation ou d’entrave à la « liberté » de l’organisme. Pour apprécier en quoi consiste une telle liberté, le cadre éthique doit d’abord postuler un état des possibles du comportement de l’organisme en question. En d’autres mots, l’éthicien doit disposer d’un répertoire comportemental minimal de l’animal considéré. Or, un tel tableau reposera nécessairement sur l’individuation de types à l’intérieur des limites du comportement spécifique. Il s’agit là de la seule possibilité d’établir une pondération des différentes libertés/privations, actuelles et/ou possibles, qui servent de fondements à l’éthique animale.

L’étude du comportement animal

Au début de la section précédente, nous avons posé que la science est l’un des trois prismes gnoséologiques majeurs à travers lesquels la notion de comportement animal peut être entrevue. Bien que la pratique scientifique contemporaine n’ait aucune utilité d’une notion de ce degré de généralité, et bien que cette pratique se déploie indépendamment de l’histoire (comme de l’historicité) de la notion, et de la majeure partie des problèmes métaphysiques qui la traversent de part en part, il n’en demeure pas moins que la science offre sur le comportement animal une perspective d’une grande richesse. En fait, pourrions-nous même avancer, la contribution de la science dans l’élaboration des matériaux sur lesquels s’appuient les compréhensions historique et philosophique du comportement animal est fondamentale.

Cet essai n’est évidemment pas le lieu pour analyser le rôle et la place de la notion de comportement animal dans l’ensemble des sciences biologiques. Cette tâche imposante doit être réservée pour un autre lieu et un autre moment. Néanmoins, il est possible de dresser un portrait sommaire des projets qui sous-tendent les principales démarches empiriques associées au comportement animal. Nous serons ainsi davantage en mesure de faire ressortir la spécificité de notre méthode philosophique.

Bien que la démarche ne soit ni rigoureuse ni exhaustive, il est utile de regrouper l’essentiel des pratiques techniques et scientifiques en regard de quatre aspects du comportement des organismes. D’abord, la science, et tout particulièrement la psychologie expérimentale, explore les capacités cognitives qu’instancient certains comportements animaux. C’est par exemple en exposant l’organisme à un « problème », et en observant/mesurant ses comportements, qu’il devient possible d’inférer certaines choses au sujet de sa mémoire, des règles de décisions qu’il utilise, du respect de la transitivité dans des contextes particuliers, etc. Deuxièmement, la neurophysiologie s’intéresse à l’inscription physique de ces capacités cognitives. Il ne s’agit plus ici d’établir les contraintes et règles cognitives qui président à l’action animale, mais plutôt d’identifier les phénomènes neuronaux et physiologiques corrélés, soit aux contraintes et règles elles-mêmes, soit à leur expression à travers le comportement. Ensuite, il existe encore une démarche, l’éthologie appliquée, qui participe à la transformation des rapports de nature utilitaire à l’animal. La discipline travaille à infléchir certaines des nombreuses pratiques humaines dans lesquelles des animaux sont impliqués, qu’il s’agisse de pratiques industrielles, sportives ou thérapeutiques. Par exemple, l’amélioration du bien-être des élevages, ou de celui des organismes maintenus en captivité pour diverses raisons, est l’un des champs d’activité importants de l’éthologie appliquée. Finalement, le comportement animal peut aussi être envisagé en regard des relations qui lient l’organisme à son environnement physique, biologique et culturel. La multiplicité des relations entre comportements et environnement est considérablement enrichie par l’inscription temporelle de leur évolution, indépendante en certains éléments mais corrélée à plusieurs égards. L’étude du comportement animal selon une perspective écologique et évolutionniste relève d’une discipline récente, l’écologie comportementale4. C’est à travers celle-ci que nous tâcherons, dans le reste de cet essai, d’exposer la pertinence de la démarche propre à la philosophie de la biologie.

Mais avant d’entreprendre cette ultime portion de notre travail, il importe de faire le point sur les différentes étapes qui ont jusqu’ici ponctuées notre analyse. Conscient que la notion de comportement animal se situe au carrefour de plusieurs interrogations fondamentales, il nous importait, au tout début de notre enquête, de délimiter la perspective que nous comptions adopter. Cette démarche est bien sûr à double tranchant ; il est possible de considérer qu’elle simplifie à outrance le sujet, ou encore qu’elle pose certaines limites au-delà desquelles il y a un risque de d’éparpillement. Les deux lectures sont possibles. Toujours est-il que nous avons abordé notre analyse selon la perspective des sciences biologiques contemporaines, subordonnant à cette dernière l’essentiel des considérations historiques et philosophiques entourant la notion de comportement animal. Néanmoins, ce dégrossissement simplifie moins la question qu’il ne contribue à en exposer la subtilité et la complication : à l’intérieur même des sciences biologiques, la notion de comportement renvoie à plusieurs domaines de recherche disjoints. Psychologie expérimentale, neurophysiologie, éthologie appliquée et écologie comportementale se présentent comme autant de fenêtre sur les phénomènes comportementaux. En nous intéressant à ces phénomènes sous l’angle de l’écologie comportementale, nous restreignons encore la taille du matériel immédiatement pertinent pour notre analyse.

Le comportement animal et l’écologie comportementale

Dès ses premières expressions, la pensée transformiste s’intéresse à ces éléments de l’environnement qui apparaissent corrélés aux phénomènes comportementaux observés. Comme pour les autres traits de l’organisme, l’environnement (par l’intermédiaire de la sélection naturelle), est l’un des déterminants fondamentaux de l’évolution des comportements animaux (Darwin 1859). Néanmoins, et ce depuis la mise en place de la théorie synthétique de l’évolution, l’étude des processus évolutifs et l’étude des mécanismes biologiques (écologiques, mais aussi physiologiques et développementaux) se sont poursuivies de façon largement indépendante. D’ailleurs, dans les années 1960, plusieurs auteurs n’ont pas manqué de constater la duplicité de la biologie leur étant contemporaine (Mayr 1961 et Tinbergen 1963). C’est précisément parce qu’elle se présente comme l’une des interfaces de ces deux biologies que l’écologie comportementale offre une perspective intéressante sur la notion de comportement animal. A l’intérieur de cette discipline se rencontrent deux projets scientifiques distincts qui, bien qu’unis par un domaine théorique commun, demeurent dirigés par des éléments épistémologiques indépendants. Sans nous lancer dans un examen méticuleux de cette question, il importe néanmoins de décrire l’un de ces points de friction épistémologique : celui-ci apporte une justification forte de l’orientation de notre analyse.

Cette rencontre entre biologie mécaniste (écologie, physiologie et développent) et biologie évolutive est notamment marquée par une différence de l’inscription temporelle des phénomènes comportementaux étudiés. Ainsi, la biologie mécaniste étudie les comportements aussi bien sous l’angle des mécanismes qui participent à leur détermination (les éléments cytoplasmiques de la femelle pendant le développement précoce, les changements saisonniers du niveau d’agressivité chez certaines espèces, etc.), que des mécanismes dans lesquels les comportements sont impliqués (détection de sources alimentaires, appel d’alarme aux congénères en cas de danger, etc.). Dans tous les cas, les travaux portent sur une génération particulière d’organismes, sans considération pour les individus ancestraux ou les descendants. La biologie mécaniste est pour ainsi dire figée dans le temps présent, s’efforçant de décrire et d’expliquer les relations contemporaines (ou dans un horizon temporel limité pour l’étude du développement) entre différentes entités. A l’inverse, la biologie de l’évolution s’intéresse aux comportements sous l’angle de leurs transformations et de leur pérennité. Cette biologie porte d’abord sur l’histoire évolutive des traits : un comportement observé chez plusieurs espèces actuelles peut suggérer l’existence d’un ancêtre commun, ou encore l’évolution parallèle d’une même solution chez des espèces confrontées à des pressions environnementales similaires. Par ailleurs, la biologie évolutive ne considère pas les traits que selon l’histoire de leur transformation. Elle s’intéresse aussi aux conditions théoriques de leur avènement et de leur persistance dans le temps. Pour ce faire, elle travaille sur le devenir possible d’un trait en considérant différentes caractéristiques de l’organisme, de l’environnement et des processus évolutifs eux-mêmes. Il ne s’agit donc aucunement de prédire pour un trait une forme de « futur évolutif », mais plutôt d’envisager selon quelles conditions tel trait effectivement observé aurait pu voir le jour, ou encore, quel pourrait être le devenir potentiel d’un trait dans des conditions hypothétiques spécifiées par le biologiste. Il s’agit en fait d’établir des scénarios de plausibilité du style : « considérant certaines hypothèses de départ (coefficient de sélection naturelle, taux de mutations, etc.), un trait comportemental pourrait ou aurait pu évoluer de telle ou telle façon ».

Au sein de l’écologie comportementale, ces deux biologies interviennent de façon radicalement différente. De fait, même si l’étude du comportement demeure orientée par des considérations évolutionnistes, l’essentiel du travail des écologues du comportement repose sur la biologie mécaniste. C’est cette dernière qui permet, d’une part, de renseigner les paramètres utilisés dans la biologie évolutive et, d’autre part, de tester empiriquement les hypothèses évolutionnistes. Bien que les deux biologies s’influencent et s’instruisent mutuellement à travers les données recueillies, le comportement animal demeure avant tout envisagé selon un cadre évolutionniste à l’intérieur de l’écologie comportementale.

Cette structure particulière de l’écologie comportementale ne manque pas de soulever plusieurs interrogations de nature épistémologique. En effet, si nous admettons que l’écologie comportementale aborde les phénomènes comportementaux selon une perspective évolutionniste, et si nous admettons que la réponse à une question évolutionniste implique au préalable certaines réponses à des questions mécanistes (à tout le moins l’usage d’hypothèses mécanistes), la notion de comportement animal acquière soudain une épaisseur qui ne pouvait être soupçonnée au début de notre analyse. Aussi, il apparaît évident qu’un phénomène comportemental étudié sous un angle mécaniste présente des caractéristiques différentes que lorsqu’il est envisagé sous un angle évolutif. Toutes complémentaires qu’elles puissent être, ces deux facettes n’en confèrent pas moins des propriétés distinctes à la notion de comportement animal. En d’autres mots, de ces deux perspectives se dégagent des descriptions distinctes des mêmes phénomènes comportementaux. Ce qui confère l’unité épistémique à ces phénomènes semble relever de considérations indépendantes des données effectivement recueillies par l’une ou l’autre perspective. Notre hypothèse est que, au sein d’une discipline comme l’écologie comportementale, l’identité des phénomènes comportementaux relève d’un ordre de fait plus général (par exemple, l’unité conférée par le statut d’espèce).

Bien que la relative disjonction des deux biologies semble impliquée dans la construction de différentes représentations d’un même phénomène comportemental, il n’en va pas exactement ainsi. En fait, il semble que le nombre et l’indépendance des descriptions d’un même comportement animal résultent de distinctions plus fines et plus nombreuses que le seul partage de la biologie en mécaniste et évolutive. Ce sont les différentes approches de la pratique en écologie comportementale qui permettent d’établir, à l’intérieur de certaines limites, des descriptions parallèles et complémentaires d’un même comportement. Pour comprendre en quoi consistent les approches scientifiques de l’écologie comportementale, et pour apprécier pleinement le problème qu’elles soulèvent à propos d’une notion telle que celle de comportement, une illustration semble être de mise.

L’étude des parades nuptiales chez certaines espèces d’oiseau nous servira de point de départ. L’approche qu’il convient d’abord de considérer est strictement descriptive. Par exemple, le pigeon biset (Columba livia) mâle courtise la femelle en gonflant ses plumes et en effectuant des tours sur lui-même. Pour le biologiste, il s’agit d’établir une description précise de ce en quoi consiste la parade (nombre et fréquence des rotations, durée du gonflement des plumes, etc.). Cette étape permet, entre autre, d’identifier pour ce qu’elles sont d’éventuelles perturbations de la parade (arrivée d’un concurrent, détection d’un prédateur potentiel, etc.). Ensuite, l’étude des facteurs impliqués dans l’initiation de la parade relève d’une perspective différente, requérant une démarche expérimentale distincte. Le travail demeure toujours de type mécaniste, mais il requiert cette fois la prise en compte d’éléments d’un autre ordre (présence de femelles, leur réceptivité sexuelle, état physiologique des individus concernés, l’intensité de certains stimuli, etc.). De façon similaire, l’étude du processus au cours duquel le pigeon biset acquiert la capacité d’effectuer la parade nuptiale propre à son espèce relève encore d’un autre ensemble de méthodes. Cette fois, afin d’être éventuellement en mesure de départager les composantes acquises des composantes génétiques de la parade, il devient nécessaire de s’intéresser aux mécanismes développementaux du pigeon. Du côté de la biologie évolutive, la parade nuptiale du pigeon peut également être l’objet de travaux comparatifs. En s’intéressant à ces caractéristiques de la parade (mouvements, caractères morphologiques corrélés à ces mouvements, éléments du développement de la parade, etc.) que le pigeon partage avec d’autres espèces plus ou moins proches, il peut devenir possible d’établir une histoire évolutive de ce trait comportemental. Dans certains cas, le travail comparatif permet ainsi d’entrevoir certaines des étapes ayant ponctuées l’évolution du trait. Finalement, le travail du biologiste peut aussi porter sur les conditions de possibilité de l’évolution d’une parade nuptiale. Par exemple, en tâchant d’établir quelle intensité de sélection naturelle aurait pu être nécessaire pour que les mâles « évoluent » un trait pour lequel les femelles ont « évolué » une préférence.

Les cinq approches scientifiques que nous venons d’énumérer n’épuisent aucunement toutes les questions qu’un comportement tel que celui de la parade nuptiale peut soulever. Cependant, elles suffisent largement à exposer la difficulté qui continue d’accompagner la notion de comportement animal, même dans un contexte aussi restreint que celui d’une discipline scientifique. Un comportement animal, un trait phénotypique de l’organisme, peut être sondé selon différentes perspectives. Comme nous venons d’en faire la démonstration, ces perspectives distinctes établissent différentes caractéristiques d’un même phénomène. Or, si certaines de ces caractéristiques se chevauchent, sont corrélées ou simplement admises à travers différentes approches, aucune approche particulière ne se superpose complètement à une autre. Cela suggère deux conclusions importantes. La première, épistémologique, est que parmi les différentes approches d’un phénomène tel que la parade nuptiale du pigeon biset, aucune n’est redondante. La seconde, philosophique, est qu’il est permis de douter qu’une notion aussi complexe et abstraite que celle de comportement animal corresponde à une réalité simple et unique.

Conclusion

Au terme de ce court essai, il peut sembler que tout reste encore à accomplir pour mieux comprendre ce qu’est le comportement. Pourtant, il importe de prendre la mesure de ce que nous avons accompli. Afin de parvenir à saisir une notion aussi complexe, il est apparu nécessaire de circonscrire le domaine de tous les discours ayant une portée directe ou indirecte sur celle-ci. De proche en proche, nous nous sommes acheminés vers une conception très spécialisée du comportement animal : celle de l’écologie comportementale. Cela nous a permis de préciser l’objet de notre discussion. Au sein de cette discipline contemporaine, le comportement est un trait par l’intermédiaire duquel l’organisme interagit avec son environnement. C’est parce qu’il participe d’interactions écologiques, et qu’il fait office de partie dans un tout organique, que la dimension évolutive du comportement est capitale. Néanmoins, en délaissant cette généralité et en nous penchant sur le travail des écologues du comportement, il devient vite évident qu’une telle caractérisation demeure par trop simplificatrice. Pour aspirer à proposer une définition de la notion, aussi limitée soit-elle en portée, il s’avère indispensable de nous pencher sur ce qui constitue la pratique de l’écologie comportementale. L’exemple de la parade du pigeon biset nous a permis d’entrevoir quelques-unes des perspectives selon lesquelles le phénomène peut être apprécié.

Le fait que chacune de ces perspectives ne permet de circonscrire que l’une des différentes facettes du phénomène soulève plusieurs interrogations. C’est en quelque sorte à ce stade de l’analyse que le travail du philosophe de la biologie commence vraiment. A lui incombe, notamment, la tâche de comprendre comment des approches empiriques disjointes peuvent converger en direction d’un même phénomène particulier ; combien d’approches complémentaires sont effectivement mobilisées par les écologues pour appréhender un comportement ; ou encore comment ces approches disjointes sont associées entre elles et quels sont leurs rapports. En répondant à ces questions, le philosophe peut faire progresser la conception scientifique du comportement animal et, ce faisant, se prononcer sur le statut même de la notion. Il n’est pas impossible que, pour toute désuète qu’elle apparaisse éventuellement dans les analyses du philosophe, la notion trouve une certaine légitimité faute d’un substitut convenable. Si tel était le cas, il resterait encore au philosophe des sciences la possibilité de s’intéresser aux causes et aux conséquences du maintien d’une telle notion dans la pratique scientifique contemporaine.

Bibliographie

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Notes

1 Pour un aperçu de travaux développant une lecture diachronique de la notion d’instinct, voir Diamond 1974 ou Crook 1998. Retour au texte

2 En fait cette option introduit plusieurs nouvelles difficultés que nous négligeons sciemment. Dans un contexte évolutif, tout comme dans un contexte écologique, la définition même de la notion d’espèce devient problématique. Pour s’approprier les débats contemporains concernant cette question, voir Ghiselin 1974, Gayon 1996 et Crane 2004. Retour au texte

3 Par exemple, il est possible d’entrevoir l’activité d’alimentation du comportement du koala à travers une décomposition comme celle-ci : l’alimentation (rang 1) est constituée de la recherche alimentaire et de la prise alimentaire (rang 2). La prise alimentaire, à son tour, peut être décomposée en cueillette de feuille d’eucalyptus, mastication et déglutition (rang 3). Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il soit possible d’établir une correspondance entre les comportements et les mouvements effectifs de l’organisme. Retour au texte

4 L’étude des nombreuses dimensions de la transformation des comportements et des différentes composantes de l’environnement (physiques, biologiques et culturelles) avec lesquelles ils sont associés ne relève pas exclusivement de l’écologie comportementale. L’étude des seules transformations physiques de l’environnement appartient aux sciences de la terre, alors que l’étude de l’évolution des formes vivantes sans considération pour les facteurs environnementaux relève de disciplines telles que la génétique quantitative et la biologie du développement évolutionnaire (mieux connue sous l’expression évo-dévo). Pour l’essentiel, l’écologie comportementale travaille selon le paradigme de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle (effets des facteurs environnementaux sur le comportement) et, plus récemment, selon celui de la construction de niche (effets des organismes sur l’évolution de certaines composantes de l’environnement. Pour un aperçu de l’état actuel de l’écologie comportementale, voir Danchin, Giraldeau, and Cézilly 2008. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Sébastien Bolduc, « Problèmes entourant la définition de la notion de comportement animal », Sciences humaines combinées [En ligne], 6 | 2010, publié le 01 septembre 2010 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.193. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=193

Auteur

Jean-Sébastien Bolduc

Docteur en Philosophie, CGC- UMR 5605 - UB