L’espace pédagogique : des faits aux symboles

DOI : 10.58335/shc.347

Résumé

Pour appréhender la notion d’espace pédagogique, il est nécessaire de se départir de l’impression première et d’explorer les caractéristiques de l’interaction qui s’y déroule. L’espace pédagogique est ainsi entendu dans une acception microsociologique, centré sur les relations enseignant/élèves. Il est dès lors possible de passer des faits aux symboles et de définir trois conceptions différentes mais complémentaires de l’espace pédagogique.

Plan

Texte

« C’est à partir du langage du théâtre qu’on a construit le schéma conceptuel utilisé ici. On a parlé d’acteurs et de publics ; de routines et de rôles ; de représentations réussies et de représentations ratées ; de répliques, de décors, de coulisses ; de nécessités dramaturgiques. » (E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : la présentation de soi, p. 239-240).

Introduction

Le schéma conceptuel qu’évoque E. Goffman dans ce premier tome de La mise en scène de la vie quotidienne propose de nombreux outils pour repérer, caractériser et analyser l’espace en ouvrant celui-ci à d’autres dimensions. L’espace peut ainsi être perçu comme :

  • une étendue indéfinie qui réfère à des théories physique (Einstein) ou mathématique (Euclide) ;
  • une étendue limitée tels une place ou un vide ;
  • une étendue symbolique, qui est une mesure entre deux éléments concrets ou abstraits.

In fine, la place ou le vide, c’est la mesure entre deux places ou deux vides. Ce lien de causalité permet de fonder une définition de l’espace issue de ces deux conceptions : l’espace-place et l’espace-mesure.

L’espace pédagogique a trait à l’enseignement, à la transmission de savoirs, de savoir-faire ou de savoir-être, bref à la communication d’informations auprès d’un public déterminé : les apprenants. Dans un premier temps, l’espace pédagogique peut se définir par une place où se déroulent des interactions visant l’acquisition de connaissances et compétences avec le concours d’individus liés par une relation complémentaire d’enseignant et apprenants. Cette place devient une scène où les acteurs jouent selon des codes et des rites spécifiques. Dans un second temps, l’espace pédagogique peut se définir par une mesure où l’espace n’entoure plus les participants mais les positionne. C’est donc essentiellement la classe - l’espace classe - qui sera caractérisée, mesurée, bref, mise en perspective.

Après avoir exploré quelques expressions autour de la « classe », nous envisagerons trois conceptions de l’espace pédagogique : une conception institutionnelle, une conception ritualisée puis une conception symbolique. Nous conclurons sur les relations entre espace et communication. L’espace pédagogique verra ainsi ses limites s’effacer, et sa valeur communicationnelle s’approfondir.

I. Quelques expressions pour commencer

Pour mieux appréhender le concept d’espace pédagogique, il semble judicieux de partir de quelques expressions usitées.

« Faire classe », « préparer la classe », « prendre la classe » sont trois expressions employées par l’enseignant.

Faire classe, c’est enseigner, c’est-à-dire présenter une connaissance ou une compétence à acquérir, mettre en œuvre une série d’activités dans cette perspective, accompagner les apprenants dans cette acquisition, vérifier leur compréhension, leurs progrès, soutenir leurs efforts. Faire classe sous-entend la gestion du groupe et de chaque membre de ce groupe. Faire classe signifie également gérer la succession des activités et des temps (de classe) dans la journée, voire dans la semaine : durée et alternance des leçons et exercices, emploi du temps, récréation et pauses déjeuners. Faire classe relève donc de la « région antérieure » de l’enseignant (Ibid,. p. 106), la scène, le lieu où s’effectue et s’actualise son travail, face aux apprenants.

Préparer la classe, à l’inverse, décrit la « région postérieure » de l’enseignant, la coulisse, (Ibid,. p. 110), les lieux et temps où il se trouve hors de la présence des apprenants mais travaille pour eux. Cela va de la rédaction d’un cahier-journal où sont consignées toutes les données utiles au bon déroulement de la classe à l’affichage, la recherche de démarches, la concertation avec ses collègues, les corrections, les photocopies…

Prendre la classe sous-entend qu’il s’agit d’une « première » : première fois qu’un enseignant se trouve face à une classe, ou face à cette classe-ci, premiers instants de la journée, où l’enseignant retrouve son univers professionnel, familier et les apprenants qui sont à sa charge pour l’année, première rencontre entre une classe et l’enseignant remplaçant, … Prendre la classe sous-entend donc la détermination que cela implique, car cela représente une expérience chaque jour renouvelée. Ainsi ces trois expressions assimilent la classe à une activité, et plus particulièrement celle de l’enseignant.

Les locutions « sur ou hors un temps de classe », « pendant la classe » expriment la durée de cette activité. « Aller en classe », « être en classe » et « décorer ou ranger la classe » impliquent en revanche que la classe est un lieu dont nous proposerons une définition plus détaillée dans la seconde partie de ce travail.

Enfin, certaines expressions permettent de définir la classe comme un groupe, notamment un groupe d’apprenants, pris séparément de leur enseignant : « déranger la classe » (quand un apprenant déroge aux normes en vigueur, par exemple), « partager la classe » (lorsqu’il faut constituer deux ou plusieurs groupes en fonction des activités prévues), « avoir une bonne ou une mauvaise classe », qui, comme l’écrivent F. Dubet et D. Martucelli, « est un groupe d’appartenance chaleureux, voire fusionnel, mais […] aussi un espace de compétition dans lequel chacun est le rival des autres, tant pour les performances que pour le partage de l’amour du maître. » (A l’école, sociologie de l’expérience scolaire p. 63). Nous reviendrons sur la classe comme groupe et comme conglomérat d’individualités dans la quatrième partie de ce travail.

La « classe », c’est donc un lieu, un temps, une activité, un groupe. Ranger la classe ou faire classe renvoie à une entité concrète que chacun peut se représenter mentalement. C’est un espace social contraignant avec ses règles, ses codes, ses valeurs, ses rituels. Considérons désormais des expressions telles que rester assis et silencieux en classe, travailler en classe ou déranger la classe. L’entité classe change alors de statut, ce n’est pas seulement une activité, elle devient une entité plus abstraite, portée vers une forme de sacralité, un symbole, plus difficile à atteindre ou saisir.

II. Une conception institutionnelle

Revenons rapidement sur la définition littérale, concrète des termes : local équipé d’un ensemble de bureaux et d’affichages organisé, conçu pour recevoir un enseignant et des apprenants, et attardons-nous sur les caractéristiques administratives, spatio-temporelles et interactionnelles qui sont à même de véritablement fonder une conception de l’espace pédagogique.

Dimensions administratives

En premier lieu, il paraît important de situer le « local » dans une perspective plus large.

D’une part, l’espace pédagogique se définit initialement au sein d’un espace scolaire. Ce dernier représente en quelque sorte l’offre éducative d’un établissement et d’une zone géographique : localisation, implantation et concentration des élèves, mise en œuvre de moyens politiques et de projets éducatifs, présence ou non d’établissements publics et/ou privés. L’offre éducative - ou carte scolaire - contraint ainsi l’espace scolaire de façon géographique et politique. Elle induit des choix pédagogiques, notamment à travers le projet d’établissement, au sein de celui-ci et de la classe.

D’autre part, l’espace pédagogique est confronté à diverses influences, notamment celles de la société et de la famille, imposant un partenariat plus étroit. En effet, « on observe […] une intensification du suivi familial de la scolarité afin de maintenir l’effort scolaire de l’enfant dans la durée et de l’aider à soutenir la concurrence avec les autres et de mieux se placer sur le marché scolaire et professionnel. » (Duru, Sociologie de l’enfance, p. 197). Famille et société proposent donc une définition de l’école qui ne peut être sans conséquence sur l’espace pédagogique.

En second lieu, il devient pertinent de caractériser le « local ».

Le « local » n’acquiert sa fonction de salle de classe que par l’autorité de diverses décisions administratives, émanant de diverses instances communales, départementales, nationales. Parallèlement, « la salle de classe » n’acquiert son usage qu’une fois occupée par un groupe d’individus constitué d’un enseignant et d’apprenants. Ceux-ci reçoivent comme mission une activité complémentaire d’enseignement et d’apprentissage : pour le professeur : préparation, mise en œuvre, animation, correction, … dans le respect des méthodes et des programmes, et pour les élèves : compréhension, acquisition, structuration, remédiation, … en respectant les règles et limites définies.

Ainsi l’espace pédagogique est régi par un ensemble de phénomènes imbriqués, qui définit un cadre institutionnel et institutionnalisant. Au-delà de ces dimensions administratives, l’espace pédagogique est régi par un cadre spatio-temporel qui lui est propre.

Dimensions spatio-temporelles

Une classe est tout autant un « local », un groupe d’individus qu’une activité. La frontière entre « local » et activité s’y déroulant est perméable au point que les deux termes se confondent, confortant en cela les dimensions administratives discutées auparavant. Allons plus loin : dans les cours de musique, de langue, de sciences, d’éducation physique et sportive, au cours d’une classe transplantée, les apprenants sont appliqués à effectuer les tâches qui leur incombent, l’enseignant attaché à leur présenter des connaissances ou des compétences à acquérir, dans des contextes différents de la salle de classe traditionnelle : l’espace-local disparaît au profit de l’espace-activité ou de l’espace-groupe. L’espace pédagogique se caractérise ainsi par une activité et un groupe.

Le rythme quotidien, hebdomadaire et annuel est établi administrativement et s’impose à l’activité et au groupe : périodes de travail et périodes de repos, vacances,… Activité et groupe disposent d’une temporalité qui leur est propre : horaires fixes, déterminant des temps d’enseignement-apprentissage et des temps laissés libres (récréation, pause-déjeuner,…), des temps de concertation entre enseignants, de réunion avec les parents, la municipalité, l’inspection,… Le temps de l’activité est toujours plus long que le temps du groupe, puisqu’ils se fondent sur deux statuts différents.

Dimensions interactionnelles

L’espace pédagogique, finalement, se caractérise par une activité spécifique, portée par des discours et des interactions. Par discours, j’entends énonciation structurée de l’enseignant visant un objectif, voulant mener à l’acquisition d’un savoir, d’un savoir-faire ou d’un savoir-être. Le discours relève d’une ingénierie (conçue par avance et analysée par suite). Par interaction, je souligne l’importance des régulations, auto- et hétéro régulations qu’enseignant et apprenants effectuent au cours du discours, émaillé de diverses tâches. L’interaction est l’interface « technique » du discours qui peut paraître plus « théorique ». Car ce dernier n’est jamais un flot continu d’informations ; il est structuré ; les points cruciaux sont mis en valeur, répétés, illustrés, s’accompagnent de questions et d’interruptions essentielles à la compréhension. Bref, le discours agit en alternance et en accompagnement des tâches à effectuer. Et l’interaction souligne cette imbrication d’activités verbales ou praxéologiques où les individus agissent, interagissent et rétroagissent.

L’interaction pédagogique est particulièrement institutionnalisée. Elle possède une finalité - l’enseignement-apprentissage - et un script bien défini - leçons, activités, discours suivent un schéma assez récurrent. Ce script relève autant de la préparation que du style de l’enseignant. L’interaction se caractérise enfin par un cadre spatio-temporel (déjà évoqué) et par un groupe d’individus (dont il faut présenter plus longuement les caractéristiques et les relations) : « La situation telle qu’elle vient d’être décrite préexiste à l’interaction, elle impose ses contraintes. » (V. Traverso, L’analyse des conversations, p. 19). Marguerite Altet souligne à ce propos que « l’enseignement est un processus interactif, interpersonnel et intentionnel. » (Altet 1994 p. 126). Il s’établit, se produit dans une situation communicative, sociale et affective spécifique.

Les dimensions administratives, spatio-temporelles et interactionnelles caractérisent le « local » et lui attribuent véritablement une fonction qui lui permet de s’afficher comme un espace pédagogique.

III. Une conception ritualisée

Situation et interaction dénotent une forme de contractualisation : contrats entre les différentes institutions, contrats d’enseignement et d’apprentissage, contrats entre les différents protagonistes.

Interaction et représentation

« Par une "représentation", on entend la totalité de l’activité d’une personne donnée, dans une occasion donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants. » (Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : la présentation de soi, p. 23). Chaque protagoniste de l’interaction pédagogique se trouve donc en situation de représentation de sa personne et sera appelé à jouer un « rôle », « modèle d’action préétabli que l’on développe durant une représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions. » (Ibid,.). Il est aisé de distinguer le rôle de l’enseignant, qui prépare son discours, le met en œuvre (pour ne pas dire en scène), l’anime, le clôt et le rôle des apprenants, qui reçoivent le discours, participent à l’interaction, exécutent les tâches qui leur sont assignées. L’enseignant doit non seulement jouer son rôle mais également tenir ce rôle s’il tient à garder sa crédibilité et son aptitude à enseigner. Le rôle s’accompagne d’une « façade personnelle » (Ibid,. p. 30) : tenue vestimentaire et accessoires, façon de parler et de se mouvoir (« posture, comportements mimo-gestuels, regards, ton utilisé, … » selon C. Kerbrat-Orecchioni, La conversation, p. 46).

Le rôle de l’enseignant est d’autant plus fort qu’il correspond à un rôle socialement reconnu, identifiable par d’autres partenaires extérieurs à l’interaction. Il se réfère en effet à un statut, défini et actualisé par des droits, des devoirs et des conduites attachés (patterns et routines). Souvent, rôle et statut se confondent. Parfois, l’enseignant est amené à changer de rôle : il devient alors directeur, conseiller, psychologue, éducateur… Ainsi être enseignant ne se résume pas à enseigner, c’est une autre façon de paraître et d’agir qu’il faut endosser en permanence.

Les apprenants doivent également se conformer à un certain code matériel et rituel : jouer le jeu de l’apprentissage et de l’acquisition en manifestant son attention, sa compréhension, ses efforts et ses progrès. La façade personnelle se révèle à travers la façon de se tenir (physiquement et verbalement), de rester dans le rang (au sens propre comme au sens figuré), de s’adresser à autrui, en particulier à l’enseignant. Le statut des apprenants est plus flou que celui de l’enseignant, on parle plus facilement de métier dans un pays où être élève est un devoir plus qu’un droit et où le statut de l’enfant est reconnu par la loi. Le rôle de l’apprenant s’accompagne bien souvent d’une étiquette, parfois stéréotypée, voire stigmatisante : le fainéant, le petit futé, le bon à rien, le bien-mais-peut-mieux-faire, le pénible, le bavard, l’intello, le volontaire,… L’éventail est infini mais certaines étiquettes semblent plutôt incontournables et inévitables, à croire que certaines routines doivent automatiquement être jouées. En définitive, la distribution des statuts générée par le cadre institutionnel entraîne une seconde distribution, celle des rôles que chacun peut occuper en fonction de son éthos et de son habitus.

« L’interaction pédagogique est liée aux processus sous-jacents que sont les perceptions, les attentes, les cognitions de l’enseignant, celles-ci déclenchant les actions et interactions des élèves et, en retour, ce sont les perceptions, interprétations et attentes des élèves qui déterminent les actions des enseignants. (Altet 1994 p.126).

Ces processus communicationnels réciproques favorisent la création, la modification, la pérennisation des statuts et des rôles de chacun des protagonistes. Néanmoins, ces statuts et ces rôles se jouent parfois différemment. Ils peuvent varier, s’annihiler, s’amplifier, se métamorphoser au sein de l’espace pédagogique ou d’un espace élargi : de l’établissement à l’offre éducative globale.

Les divers protagonistes d’une interaction pédagogique occupent ainsi des statuts et des rôles prédéfinis par les cadres institutionnel et interactionnel. Chaque protagoniste (« acteur » au sens sociologique et goffmanien du terme) va offrir une représentation, au sein d’un espace devenu scène.

Espace, scène et mise en scène

La scène ou « région antérieure » selon E. Goffman (La mise en scène de la vie quotidienne : la présentation de soi, p. 105) se définit comme un espace délimité, agrémenté d’un décor, où se déroule une interaction et où les acteurs sont nécessairement en représentation. « Le "décor" comprend le mobilier, la décoration, la disposition des objets et d’autres éléments de second plan constituant la toile de fond. […] Un décor est normalement, géographiquement stable, de sorte que les acteurs qui voudraient faire d’un décor particulier un élément de leur représentation ne peuvent entamer l’action avant de s’être transportés à l’endroit approprié, et doivent cesser leur représentation dès qu’ils le quittent. » (Ibid,. p. 29). Ce propos est à légèrement nuancer. La « classe », nous l’avons évoqué, peut se dérouler dans des cadres différents, que le changement de cadre soit prévu ou non. Les représentations en seront parfois affectées. Cependant, il relève du « métier » de l’enseignant de s’adapter aux circonstances et de tenir son rôle, sa représentation ne souffrant finalement pas vraiment des éventuels changements imprévus. Le décor est amovible, accessoire, l’important tient à la présence des acteurs et au déroulement de la pièce, c’est-à-dire l’interaction.

La « mise en scène » relève du travail de l’acteur qui, jouant son rôle, en interaction avec d’autres, tente au mieux de contrôler « l’impression qu’il reçoit de la situation », « l’impression qu’il produit » (Ibid,. p. 23), l’impression qu’autrui lui renvoie. Scène et mise en scène étant posées, la scénographie peut commencer. En effet, chaque acteur, statut et rôle attribués, doit nécessairement s’arranger de la scène et de la mise en scène : les acteurs doivent participer, coopérer et s’organiser afin que l’interaction se déroule. En effet, aucun acteur ne peut évoluer sur la scène sans la participation minimale, la coopération et l’organisation collective issues des autres acteurs. L’enseignant ne peut fonctionner sans apprenants, les apprenants fonctionnent généralement en groupe classe encadrée par un enseignant. Tous les acteurs doivent donc s’accommoder des uns et des autres : « Dans certains métiers de service, le public auquel s’adressent les agents […ici l’enseignant] joue un rôle important puisqu’il est à la fois à l’origine de la production et à l’extrémité de la chaîne de distribution. Il participe et contribue au déroulement de la représentation. » (I. Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, p .59).

La « classe » se définit donc par la mise en scène d’une interaction et d’une série de représentations individuelles concomitantes. Les activités et les acteurs qui animent cette interaction valident et autorisent les rites s’y déroulant, ce qui élargit la définition de l’espace pédagogique à une conception ritualisée.

IV. Une conception symbolique

Au-delà de la réalisation effective de l’interaction —qui occupe le premier plan de la scène si j’ose dire—, les enjeux pour chaque acteur varient et leurs identités s’entrechoquent. Si tous les acteurs possèdent un statut et un rôle déterminé par la scène et la mise en scène, la place de chacun est-elle définitivement attribuée ? Quel jeu de places se dessine ?

La dimension subjective

C’est au cours de la scénographie que statuts et rôles s’activent et deviennent significatifs. C’est parce qu’existe une relation complémentaire entre enseignant et apprenants, et une relation symétrique entre apprenants que peut se mettre en place un jeu de rôles, un jeu de places. Qui est à sa place ? Qui reste à sa place ? Qui cherche sa place ? Qui prend sa place ? Qui sort de sa place ? Autant de questions qui montrent, s’il en est besoin, à quel point la place, tant concrète qu’abstraite, est cruciale. La distance devient alors essentielle : distance opérée par l’enseignant entre ses apprenants et lui-même, distance créée entre les différents apprenants de son fait ou de leur fait.

La distance est d’une part horizontale et « renvoie au fait que dans l’interaction, les partenaires en présence peuvent se montrer plus ou moins "proches" ou "éloignés", cette distance étant fonction de leur degré de connaissance mutuelle (relation cognitive), de la nature du lien socio-affectif qui les unit, de la nature de la situation communicative [familière ou formelle]. » (C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, tome 2, p. 39). Cette distance horizontale se manifeste particulièrement à travers les termes d’adresse (Monsieur vs Maître vs Franck), l’usage des pronoms personnels (vous vs tu), le registre langagier, le débit et le ton utilisés, ainsi que les éléments touchant à la proxémique : respect d’une certaine distance physique, usage de gestes appropriés et mesurés, postures individuelles (debout vs assis dos droit) et mimiques autorisées (visage sérieux mais convivial).

La distance est d’autre part verticale et « on l’appelle "pouvoir", "rang", "autorité", "dominance" ou "domination" (vs "soumission"), ou bien encore "système des places". » (Ibid,. p. 71). Cette distance verticale est marquée là encore par les termes d’adresse, les données prosodiques ou lexicales, la situation interactionnelle et discursive. Mais elle se révèle également par l’apparence des uns et des autres (vêtements, postures et accessoires, comme le maître d’école d’autrefois en blouse depuis son estrade vrillant son regard sur des élèves muets) et les actes de langage, où point l’ordre ou l’approbation selon la place occupée («Mais qu’est-ce que c’est que ce travail ? ne vaut que dans un sens…).

La distance imposée par l’enseignant, à travers les différents contrats qui régissent la « classe » crée un positionnement des acteurs les uns par rapport aux autres, un jeu d’échecs où certains coups sont prévisibles et d’autres impossibles. Chaque acteur hérite donc d’une place, ce qui procure à l’espace pédagogique une nouvelle dimension.

Intersubjectivité et interdépendance

Pour tenir leur rôle sur cet échiquier, les différents acteurs doivent afficher un masque (ou une face) et le proposer aux autres qui valideront, ajusteront, modifieront voire réfuteront cette proposition. Plus qu’une mise en scène, c’est une mise en jeu, car le jeu de masques qui s’opère sera déterminant pour la représentation en cours et les représentations et scènes futures. Choisir un rôle et le confronter à autrui constituent un premier positionnement sur l’échiquier ; choisir une stratégie pour voir ce rôle valider constitue un second positionnement. Car aucun acteur ne peut évoluer sur scène sans rôle ni stratégie et ne peut participer à la scénographie sans que ce rôle et cette stratégie ne soient définis par les autres acteurs. Il y a une mutuelle et indispensable interdépendance, un « réseau de relations humaines qu’il contribue à former », « un système réticulaire », où la « relation crée un champ de forces dont l’ordre se communique à chacun des fils et se communique de façon plus ou moins différente selon la position et la fonction de chaque fil dans l’ensemble du filet. » (N. Elias, La société des individus, p. 70-71).

L’espace pédagogique devient ici symbolique : l’espace concret disparaît au profit d’un positionnement interindividuel, intersubjectif et interdépendant. Car, chaque acteur se trouve pris entre deux contraintes : celle de se positionner (en tenant compte des enjeux et stratégies de soi-même et d’autrui) et celle de coopérer afin de réaliser la scénographie dans laquelle il est engagé. Il s’avère donc nécessaire de trouver un équilibre. Qu’est-ce qui fait fonctionner l’ensemble, qui met entre parenthèses le jeu d’échecs et privilégie l’interaction pédagogique ? Ce qui lie et contraint les acteurs à participer : les dimensions institutionnelles et rituelles de l’espace pédagogique. Ainsi, chaque acteur se voit contenu dans ses actes et ses paroles, uni aux différents acteurs par un objectif partagé. Tous les protagonistes de l’espace pédagogique sont institutionnellement, interactionnellement et symboliquement liés et contraints à participer.

V. Espace et communication

Cette partie est plutôt destinée à comprendre l’importance du concept d’espace dans la communication pédagogique, et des multiples dimensions que nous venons de dégager.

L’espace pédagogique défini par ses contraintes institutionnelles revêt une importance primordiale. C’est en effet la partie la plus visible de l’espace pédagogique. L’enseignant attache une grande importance à la configuration de l’espace dans lequel il va évoluer, faire évoluer ses apprenants et qu’il va partager avec eux. C’est une véritable mise en scène, anticipée, réfléchie. Il sait d’instinct, ou de métier, quelles configurations vont lui convenir. Une première configuration dépend du groupe d’apprenants qu’il va accueillir (« bonne ou mauvaise classe ») : bureaux en U, en carré, individualisés, alignés… bureau magistral devant ou derrière le groupe, etc. Une seconde configuration sera fonction notamment de son style pédagogique : transmissif, béhavioriste, socioconstructiviste, la liberté laissée aux apprenants de participer, de questionner, de coopérer sera différente. La place de chacun commence ici, et la position de l’enseignant (physique et cognitive) se joue aux premiers regards donnés au « local ».

L’espace pédagogique ritualisé par une scénographie révèle la mise en jeu que réalise à chaque fois l’enseignant : faire classe, réprimander un élève, en encourager un autre, en aider un troisième, en corriger un autre s’apparentent au métier mais représentent également une gageure. L’enseignant ignore comment chacun de ses actes sera perçu par son public, à savoir les apprenants. C’est l’envers de la médaille, la partie visible mais quasi incontrôlable du travail de l’enseignant. Car dans son rôle, ce dernier engage non seulement ses connaissances et compétences, son aptitude à enseigner bref son métier, mais également sa face et son territoire. Sa figuration doit être crédible s’il ne veut pas risquer de perdre la face (« leur façade peut en être ruinée car beaucoup de publics estiment que, si quelqu’un se permet de mentir une seule fois, on ne doit plus jamais lui faire pleinement confiance » énonce E. Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne : la présentation de soi (p. 64). Ainsi la scénographie favorise la communication d’un engagement particulièrement fort pour l’un de ses protagonistes.

L’espace pédagogique symbolique caractérisé notamment par l’intersubjectivité et l’interdépendance dévoile les relations communicationnelles que cet espace suppose et engendre. En effet, se montrer à autrui et regarder autrui se montrant à soi nécessitent de s’afficher sous son plus beau jour, de produire une représentation avantageuse de soi. Par sa façon de se parer, de se mouvoir, de s’adresser à autrui, chaque acteur cherche à signifier qui il est, ou plutôt comment il veut paraître. C’est en tissant des relations, en échafaudant des stratégies (de domination ou de soumission) que les impressions que l’on produit et qu’autrui produit se transmettent et se stabilisent. L’espace pédagogique permet de mesurer les distances et les places occupées par tous ses participants et d’en mesurer les conséquences communicationnelles.

Ces diverses conceptions de l’espace pédagogique précèdent, accompagnent, succèdent, enrichissent les interactions verbales, les discours, les métadiscours qui émaillent l’univers scolaire. Elles influent sur le contenu des échanges comme sur la relation des individus, elles participent de leurs communications.

L’espace pédagogique représente finalement une cristallisation de tous les processus communicationnels autour de l’univers scolaire. Les dimensions géographique et politique déjà évoquées rejaillissent sur les projets et conduites de classe. Les dimensions familiale, socioéconomique et sociétale envahissent peu à peu l’espace scolaire. Dès lors, l’espace pédagogique est-il encore un « monde à part » (Dubet, Martucelli, A l’école, Sociologie de l’expérience scolaire, p. 127) ? Favorise-t-il une continuité ou une rupture entre l’élève et l’enfant, la famille, la société et l’école ? Il serait intéressant d’analyser les interactions, jeux de scène et de places au sein d’un espace pédagogique élargi à l’ensemble de l’univers scolaire : l’enfant dans le regard des enseignants, l’enfant au sein de l’établissement, l’enfant et l’espace éducatif dans lequel il évolue. Quels comportements de l’enfant se verraient alors confortés ou infirmés ? Quelles « mises en scène » et mises en perspective se dégageraient ?

Chaque conception de l’espace permet finalement de déterminer des processus de communication interpersonnelle à l’œuvre, notamment la volonté bilatérale de s’afficher, de faire bonne figure, et de bien se positionner sur l’échiquier interpersonnel.

Conclusion

Définir l’espace, c’est s’interroger à la fois sur la notion d’espace et sur les fonctions et usages de cet espace. L’espace pédagogique possède des caractéristiques particulières puisque tout concourt à créer les conditions de l’enseignement – apprentissage ; tout est pensé, prévu, organisé pour que l’interaction pédagogique se déroule. Le temps, l’institution, l’interaction, (son discours son script, sa finalité), les statuts et les rôles qui s’imposent aux participants, concourent à élargir le cadre de l’espace pédagogique, à le ritualiser, à le symboliser. De physique, cet espace devient abstrait : ce n’est plus un local mais une fonction et un groupe. Dès lors, ce qui importe c’est une atmosphère, une ritualisation de l’espace, dont les limites s’effacent au profit d’une dramaturgie. L’espace devient une scène, où se déroule une scénographie, un jeu de rôles et de places. L’espace-place devient un espace à places.

L’espace peut ainsi se définir à travers trois conceptions : une conception institutionnelle qui encadre l’espace, une conception ritualisée par l’interaction à l’œuvre et une conception symbolique liée au positionnement des différents protagonistes. L’espace pédagogique, la « classe » c’est plus qu’un « local », c’est une activité contextualisée, codifiée, ritualisée et une configuration de relations intersubjectives et interdépendantes. Finalement, l’espace, c’est un lieu symbolique d’échanges au sein duquel les protagonistes se positionnent tout en collaborant aux rites et discours attendus. Chacune de ces conceptions se complète et s’enrichissent les unes les autres :

  • la conception institutionnelle donne tout son sens à l’espace pédagogique, qui peut dès lors s’ouvrir à d’autres dimensions, notamment interactionnelles ;
  • la conception ritualisée impulse le déroulement d’une interaction pédagogique, permet les jeux de scène, et autorise la tenue de rôles ;
  • la conception symbolique met en lumière les acteurs et porte au-devant de la scène leur communication qu’elle soit verbale ou non.

L’espace pédagogique ainsi caractérisé représente un médium de communication de l’univers scolaire, il met en œuvre les processus institutionnels, interactionnels, rituels et symboliques qui unissent les individus plongés dans cet univers et encadrent les relations qui se nouent entre eux et avec lui. C’est un « langage silencieux » (Hall) car « tout objet peut être communicatif et l’éventail des possibilités communicatives est bien plus large et plus significatif que notre attention courante à la parole le révèle. » (Y. Winkin, Anthropologie de la communication, citant Hymes, p. 101).

Il faudrait pour aller plus loin analyser l’espace dans ses multiples configurations :

  • au sein de micro-espaces, quelles relations se nouent plus précisément…
  • au sein de macro-espaces tels que la cour de récréation ou l’établissement, le restaurant scolaire ou le temps périscolaire, où sont réunis des enfants d’âges et de classes divers ? Quelles interactions, représentations et effets de groupe s’organisent ? Comment ces interactions, représentations et effets de groupe sont-ils perçus et gérés ? Ce travail ferait principalement appel à la sociologie et à la psychologie de l’enfance.

Bibliographie

Altet M., « Note de synthèse : comment interagissent enseignant et élèves en classe ? » Revue Française de pédagogie, 107, p.123-139, 1994

Dubet F. et Martucelli D., A l’école, Sociologie de l’expérience scolaire, Editions du Seuil, Paris, 1996

Duru M., Sociologie de l’école, Editions Armand Colin, 4e édition, Paris, 2012

Elias N., La société des individus, Editions Fayard, Paris, 1991

Goffman E., La mise en scène de la vie quotidienne : la présentation de soi, tome 1, Editions de Minuit, Paris, 1973

Hall E.T., Le langage silencieux, Editions du Seuil, Paris, 1971

Joseph I., Erving Goffman et la microsociologie, PUF, Paris, 1998

Kerbrat-Orecchioni C., La conversation, Editions du Seuil, collection Mémo, Paris, 1996

Kerbrat-Orecchioni C., Les interactions verbales, tome 2, Editions Armand Colin, Paris, 1992

Traverso V., L’analyse des conversations, Editions Nathan, collection 128, Paris, 1999

Winkin Y., Anthropologie de la communication, de la théorie au terrain, Editions De Boeck-Larcier et Editions du Seuil, Paris, 2001

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Virginie Dargere, « L’espace pédagogique : des faits aux symboles », Sciences humaines combinées [En ligne], 13 | 2014, publié le 01 mars 2014 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.347. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=347

Auteur

Virginie Dargere

Doctorante en Sciences de l'information et de la communication, CIMEOS - EA 4177 - UB