Alain Cuenot, Biographie intellectuelle d'un révolutionnaire marxiste. Pierre Naville (1904-1993), Thèse de doctorat d'histoire contemporaine (direction. J. Girault), 2002, Université Paris XIII, 2 tomes, 543 p. et 189 p.

Index

Mots-clés

Trotskysme, Syndicalisme révolutionnaire, Sociologie

Texte

Impressionnant travail qu'a conduit cet historien auteur par ailleurs d'une thèse de 3e cycle sur Clarté, la revue d'Henri Barbusse. 733 pages pour rendre compte de la vie d'un homme, dont pas moins d'environ 200 pages pour l'appareil critique (bibliographie, archives, index, publications de Pierre Naville, chronologie, liste des sigles). Le travail de recherche est considérable, minutieux, érudit et bien souvent passionnant. Naville, rappelons le, fut un des fondateurs du mouvement surréaliste (il dirige notamment La Revue surréaliste) avec André Breton, avant de rompre avec ce courant artistique d'avant-garde pour s'engager de toute son énergie dans le militantisme politique au sein du PCF. Homme d'une grande culture, il assure la direction de la revue Clarté (26-28). Cette expérience l'amènera d'ailleurs à s'opposer au moralisme humanitaire de son fondateur Henri Barbusse. Au courant des débats au sein du mouvement communiste, en particulier grâce à Victor Serge qui le documente sérieusement depuis Moscou, Naville fait le voyage en URSS. Il y rencontre les dirigeants de l'Opposition et Trotsky en premier lieu. Ce voyage constitue un tournant dans sa vie et son engagement car ce jeune homme (il a 24 lorsqu'il rencontre le dirigeant bolchévique en disgrâce) comprend que la démarche marxiste n'équivaut pas au Parti communiste français. Riche d'une expérience intellectuelle (le surréalisme) et politique (le marxisme) assez peu commune, Naville s'engage dans la construction de l'Opposition de gauche en France. Avec quelques autres, dont les figures sont évoquées dans cette thèse, il dirige la presse trotskiste. Il n'est pas possible dans le cadre de ce compte rendu d'entrer dans le détail de cette activité d'une complexité extrême (la 3e période du PCF, la victoire nazie, le rassemblement populaire puis le Front populaire, l'entrisme dans la SFIO, puis le PSOP), dont rendent compte ces pages denses. Malgré son dévouement sans limite pour la cause révolutionnaire, Naville s'oppose néanmoins à plusieurs reprises aux positions de Trotstky. Finalement, sur des divergences politiques, Naville rompt avec le mouvement trotskyste à l'entrée de la guerre. Cette rupture sera définitive au sortir de la guerre, Naville ne reconnaissant pas la pertinence des analyses optimistes du courant trotskyste. Cette rupture ne signifie pas pour autant abandon du marxisme, au contraire. Des années 40 à sa mort, Naville ne cessera de se revendiquer d'un marxisme dialectique et révolutionnaire. Il manifestera d'ailleurs cette fidélité dès la première revue qu'il fonde en 1945, La revue internationale, creuset d'un marxisme non-stalinien, marqué par un certain scientisme. Militant du premier PSU, Naville sera de tous les combats de cette gauche socialiste qui se cherche à travers diverses expériences (PSU, PSG, UGS) de la IVe République, avant de se concrétiser par le PSU sous la Ve République. Jusqu'à la disparition du PSU, Naville se montrera fidèle à ce parti, en y incarnant un courant et une conception marxiste, en opposition contre un certain modernisme politique (illustré par des figures comme Martinet, Belleville, Mallet, Gorz ou encore Michel Rocard) ou les sirènes de la social-démocratie (Naville a exprimé un rejet constant de Mitterrand, et ce dès 1965). Parallèlement à son engagement politique, largement valorisé dans ce récit, Naville est également une des figures marquantes de la sociologie du travail à partir des années 50-60. Cette dimension de son personnage est beaucoup moins fouillée dans l'analyse proposée. On sent Cuenot fasciné par l'engagement profond du personnage (aucune de ses prises de position n'est oubliée, y compris certaines relativement secondaires ou peu originales) au détriment du Naville sociologue. Certes, les principaux apports de Naville (ses travaux sur le salaire, sur l'automation, sur les qualifications ou encore l'autogestion) sont explicités et analysés. Mais, mis à part la période de Mai 68 et l'engagement de Naville dans le CNRS, on ne sait rien de son activité de laboratoire. Quels furent ses étudiants, quelles travaux a-t-il dirigé, comment ses travaux furent ils reçus et lus par ses pairs ? De même, on regrettera qu'à l'issue de cette lecture, on ne sache pratiquement rien du Naville intime. Certes on apprend qu'il fut marié, mais rien sur sa vie de famille (eût il des enfants ?) ou sa vie privée. Pourtant, Cuenot a procédé à des entretiens avec des proches de Naville et la démarche biographique n'aurait rien perdu, bien au contraire, de se voir complétée par des dimensions de la vie quotidienne. De même, puisque l'on évoque la méthode, peut on regretter que si les écrits de Naville ont été très judicieusement utilisés tout au long de la démonstration (on jugera de l'ampleur des écrits dans le second volume), en revanche les archives sont beaucoup moins sollicitées. Après le mouvement de Mai, sans renier à ses idées, Naville s'éloigne de l'agitation militante pour se faire commentateur de l'actualité politique (la révolution portugaise, le Chili, la perestroïka) mais aussi analyste sévère de la société soviétique par la publication de son Nouveau Léviathan (en trois tomes) ou encore par le commentaire de la philosophie politique de Thomas Hobbes (Béhémoth). A l'évocation succincte de quelques uns des thèmes abordés dans cette thèse, le lecteur comprendra tout l'intérêt qu'elle puisse trouver un large public par le travail d'un éditeur.

Citer cet article

Référence électronique

Georges Ubbiali, « Alain Cuenot, Biographie intellectuelle d'un révolutionnaire marxiste. Pierre Naville (1904-1993), Thèse de doctorat d'histoire contemporaine (direction. J. Girault), 2002, Université Paris XIII, 2 tomes, 543 p. et 189 p. », Dissidences [En ligne], 2 | 2011, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=162

Auteur

Georges Ubbiali

Articles du même auteur