Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Paris, Agone, 2010, 374 p.

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Kristin ROSS, Mai 68 et ses vies ultérieures

Kristin ROSS, Mai 68 et ses vies ultérieures

Voilà un essai qui a fait du bruit dans le Landernau parisien de la gauche chic lors de sa parution en 2005 (l’édition américaine originale date de 2002). Agone a eu la bonne idée de republier Mai 68 et ses vies ultérieures, dans lequel l’auteure K. Ross propose une relecture critique des interprétations du Mai français.

Le point de départ de cet essai est une interrogation sur le processus qui a abouti, à la fin des années 90, « à ce consensus autour de Mai 68, qui n’est plus perçu que comme une sympathique « révolte de jeunes » » (page 19). En avançant l’hypothèse (convaincante) que c’est paradoxalement l’énorme littérature sur le sujet qui a favorisé l’oubli des événements, Ross passe au crible de sa critique l’interprétation quasi-officielle de Mai, comme l’émergence d’un mouvement générationnel, culturel permettant l’apparition d’une culture moderne de l’individualisme. Elle rappelle tout ce que cette interprétation doit à l'arbitraire d'une relecture du passé par ceux qui en ont été considérés comme les interprètes autorisés. Surtout, elle montre comment dans cette relecture – cette réécriture même – de l’histoire, se conjuguent des interprétations de gauche et de droite – les conclusions étonnements convergentes de Pierre Goldman et de Raymond Aron (page 107) –, des analyses sociologiques et la personnification du mouvement (pages 320 et suivantes) –, une approche pseudo philosophique et morale – Luc Ferry et Bernard Kouchner –, une réduction spatiale et temporelle – Mai 68 réduit à un ou deux mois et aux frontières de la France, évacuant de la sorte la guerre du Vietnam, pourtant centrale pour la compréhension de la situation –, et une vision structurelle, fonctionnaliste et téléologique de l’histoire – Mai 68 n’aurait fait que freiner ou accélérer le mouvement de modernisation et d’individualisation en France. Aussi diversifiées qu’elles peuvent paraître, ces interprétations arrivent aux mêmes conséquences : la dépolitisation du mouvement. Cette dépolitisation se décline de plusieurs façons. D’une part, l’occultation de la classe ouvrière alors que Mai 68, ainsi que le rappelle l’auteure, fut bien autre chose qu’un coup de jeune pour la société française ; ce fut la plus grande grève générale ouvrière du siècle en France (c’est notamment le thème du chapitre « Formes et pratiques »). D’autre part, la mise en place d’une fausse opposition binaire entre les deux grandes figures archétypales de Mai : le « prêtre militant » et l’hédoniste libertaire. De la sorte, sont évacués d’autres formes de plaisir, de fête, de bonheur – collectifs, publics, politiques. Enfin, la transsubstantiation de l’événement politique en manifestation culturelle.

L’originalité de ce livre est de contester cette lecture culturelle à partir d’un matériau culturel (films, romans policiers, souvenirs), étudié avec soin. Ross réussit ainsi à mettre en avant la politisation culturelle et la culture politique de Mai 68, livrant au passage une intéressante hypothèse sur la lecture policière de l’événement, sur la forme de l’enquête que prennent souvent les récits narratifs : « le passé récent, semble-t-il, a été perdu ou dissimulé, peut-être même confisqué. Le crime réside dans cette confiscation » (page 225).

Bon nombre de personnes ayant rompu avec leur engagement refusent de prendre en compte la notion de crise, d’événement. C’est ce reniement, sous ses multiples formes, que l’auteure critique dans sa dernière partie. L’apologie des droits de l’homme, la construction médiatique des « nouveaux philosophes », la soudaine découverte des crimes du stalinisme à travers la figure de Soljenitsyne, l’anti-tiers-mondisme ou encore la parution du livre de L. Ferry et A. Renaut, La pensée 68, sont autant de moments de ce retournement du sens profond de la césure 68, finement – et parfois avec une certaine méchanceté jubilatoire – analysés.

La force du Mai 68 français (contrairement à l’Allemagne) – sa force et son originalité –, fut, selon Ross, de se faire rencontrer la contestation intellectuelle et la lutte des travailleurs, de mettre à mal le fonctionnalisme : « les étudiants cessèrent de fonctionner comme des étudiants, les travailleurs comme des travailleurs et les paysans comme des paysans » (page 46). Ainsi, loin de consacrer l’apparition d’un narcissisme hédoniste et libéral, Mai fut au contraire l’acmé d’une série de mobilisations (luttes anticoloniale et de libération nationale, notamment) témoignant des affrontements entre classes sociales antagonistes. Bien qu’elle ne le cite à aucun moment, Ross reprend à son compte la notion de désectorisation qui caractérise, selon Michel Dobry1, toutes les dynamiques de crise, en particulier celles qui relèvent d'une dynamique révolutionnaire. Dès lors, la logique du Pouvoir – mais aussi d’une certaine sociologie et d’intellectuels surmédiatisés -, est de nier cette rencontre, de la réduire par une stratégie de séparation et endiguement afin de ramener le débordement aux contours étroitement circonscrits d’un espace dépolitisé et contrôlé dont ils détiendraient la vérité. Reprenant l’analyse de Rancière et de la revue Révoltes logiques sur la problématique de l’égalité soulevée par Mai, l’auteure avance une explication de fond aux discours des « nouveaux philosophes » et apparentés : la revendication des intellectuels de recouvrer leur spécificité et leur prestige, une certaine division du travail mis à mal par Mai 68 (page 269).

L’ouvrage commence dans les années cinquante, avec l’émergence d’une génération marquée par l’Algérie, et se termine par l’évocation des grèves en France de novembre - décembre 1995. Ces grèves, selon l’auteure « rouvraient le fossé de Mai et déchiraient le consensus qui s’était formé à la surface des événements de 1968 » (page 330). Par-là même, elles cassaient l’identification entre représentation politique et représentation médiatique, redessinant, dans un sens benjaminien, le retour sur Mai 68 à partir de l’histoire des vaincus.

Certes, cet essai pêche par une surestimation du rôle de Sartre et par une survalorisation parfois des maos. De plus, la comparaison des pratiques politiques en 68 avec les écrits de Gramsci auraient sûrement été mieux appropriés qu’avec ceux de Rosa Luxemburg (pages 119-123). Enfin, assez étonnement, dans sa recontextualisation large de Mai 68 – de la seconde moitié des années 50 à la fin des années 70 –, Ross n’évoque pas les crises internes à l’univers communiste à partir de 1956 – déstalinisation, révolte hongroise, schisme sino-soviétique –, qui ont tout autant que la Guerre d’Algérié, « préparés » l’explosion de 68. Mais ce livre reste l’un des plus intéressants sur Mai 68 et mérite plus que jamais de rencontrer son public au-delà des festivités de 2008.

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Référence électronique

Frédéric Thomas et Georges Ubbiali, « Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Paris, Agone, 2010, 374 p. », Dissidences [En ligne], 1 | 2011, . URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=108

Auteurs

Frédéric Thomas

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