Révolutions postcoloniales du contient africain et contexte de guerre froide : enjeux et conflits pour la fédération syndicale internationale des transports (1950-1971)

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Le rôle du syndicalisme international dans les horizons révolutionnaires peut apparaître moins évident que celui des syndicats nationaux, souvent aux premières loges. Néanmoins, bon nombre de ces horizons s’inscrivent dans un cadre géopolitique plus vaste, dépassant l’échelle nationale. Cette recherche se situe à la frontière du rôle joué par les syndicats dans ces horizons puisqu’elle n’y accède souvent qu’indirectement1. Elle tente cependant de faire la lumière sur cet acteur peu étudié en France qu’est le syndicalisme international dans son rapport avec l’objet « révolution ». Dès lors, il a paru intéressant d’expliquer la façon dont il s’immisce dans des processus tels que la décolonisation, et tout particulièrement celle qui se déroule en Afrique. Cet article aborde exclusivement l’Afrique anglophone durant une période de plus de 20 ans. Ce choix géographique résulte des sources sur lesquelles nous nous sommes appuyés2. En outre, il revêt une cohérence politique en lien avec les choix opérés par le gouvernement britannique ainsi que par le Foreign Office dans leur gestion des velléités des populations indigènes à accéder à l’indépendance. Le choix chronologique quant à lui, correspond aux différentes phases qui ont marqué la politique régionale africaine de la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF). Une première période se caractérise par un engagement grandissant de l’ITF auprès des élites locales africaines (1950-1960) alors qu’une seconde période se distingue par l’inflexion de cette politique, plus prudente vis-à-vis des nouveaux gouvernements fraîchement indépendants, aboutissant à l’abandon de l’investissement économique et politique autrefois déployé (1961-1971).

C’est principalement le mouvement conduisant à l’indépendance qui nous préoccupe en tant qu’horizon révolutionnaire. Or, celui-ci diffère d’une colonie à l’autre en fonction de facteurs sociaux, économiques et politiques. Néanmoins, comme le mentionne Frederick Cooper, mouvements sociaux et volonté d’accéder à l’indépendance sont indissociables3. Révolution est alors entendue dans son sens large, c'est-à-dire en tant que processus aboutissant à un changement de régime. Certaines se sont effectuées sans violence, simplement par des grèves, des manifestations sans réelle résistance de la part des instances coloniales. D’autres n’ont su ou n’ont pu éviter une violence à différents degrés d’intensité, allant de la protestation vigoureuse aux révoltes réprimées parfois drastiquement. Bien que la Grande-Bretagne soit souvent considérée par les historiens comme ayant géré l’abandon de ses possessions avec pragmatisme et calme, il s’agit néanmoins de tempérer le propos4. Au Kenya, en Ouganda, en Rhodésie du nord ou encore au Nyassaland, les révoltes ont été réprimées durement, du moins dans un premier temps.

Bien que ces conflits ne soient pas directement ou principalement liés à la guerre froide, celle-ci joue un rôle dans l’accès à l’indépendance des territoires sous domination coloniale. Chacun des deux camps cherche à combattre l’autre ou à gagner les faveurs des nouveaux gouvernements, accroissant de cette façon leurs zones d’influence. L’ensemble du mouvement syndical n’est pas épargné, bien au contraire. Dès l’annonce du Plan Marshall en 1947, la fin de son unité, déjà critique, est consommée en 1949. La Fédération syndicale mondiale (FSM) glisse progressivement aux mains des syndicats contrôlés par l’URSS à mesure que les pays est-européens tombent dans sa sphère d’influence. Les divergences politiques entre syndicats communistes et syndicats sociaux-démocrates font imploser l’unité syndicale. La Confédération des syndicats libres (CISL) naît de la scission avec la FSM, sous l’impulsion des Secrétariats professionnels internationaux (SPI), fédérations sectorielles internationales. Elle s’aligne sur le contexte géopolitique global partageant le monde en deux camps, d’une part à l’Est le camp soviétique sous domination communiste mené par l’URSS, d’autre part, le camp occidental, dit libre et démocratique, sous l’influence américaine.

Cela n’est pas sans retombées auprès des syndicats participants aux luttes révolutionnaires pour la décolonisation. D’une part, les syndicats nationaux des pays colonisés vont se positionner dans le rapport Est-Ouest. Plus ou moins soumis au pouvoir des métropoles coloniales et de leurs représentants dans un premier temps, leur rapport avec les Internationales syndicales en sera influencé notamment par les liens entretenus avec les centrales syndicales des métropoles [la Confédération générale des travailleurs (CGT) française ainsi que le Trade union congress (TUC) britannique]5. D’autre part, le syndicalisme international divisé part à la conquête d’affiliés sur les territoires colonisés, pressentant l’inévitable voie de l’indépendance. Dans un second temps, l’indépendance politique se répercute au niveau syndical et influence les rapports entretenus entre les syndicats nationaux, souvent recomposés et les organisations syndicales internationales. Il existe donc un rapport entre le positionnement national et la volonté du syndicalisme international d’influencer les mouvements sociaux. Il va sans dire que ce rapport diffère selon les continents. Choisir l’Afrique présente un intérêt pour plusieurs raisons. Nombreux sont les artisans de l’indépendance qui ont appartenu au mouvement syndical national, souvent issus du secteur des transports. Parfois soutenus par les gouvernements français et britanniques, leurs positions ne tardent pas à se transformer lors de leur arrivée au pouvoir, indexant le mouvement syndical sur le parti, de façon quasi unanime sur l’ensemble du continent. Dès lors, il apparaît intéressant de comprendre comment le syndicalisme en Afrique s’est un temps affilié aux Internationales syndicales avant de se tourner vers un panafricanisme cantonné à l’échelle continentale.

Au moment où l’idéal d’unité du mouvement syndical international est brisé, l’ITF, dont les liens avec la CISL sont indéniables, souhaite acquérir une dimension internationale tout en se lançant dans une lutte farouche contre le communisme. A ce titre elle transforme son organisation interne afin de mettre en place un découpage régional. De l’organisation de conférences à l’ouverture d’un local sur place en passant par la nomination de responsables, elle déploie argent et énergie afin d’être présente dans les parties du monde desquelles elle était jusqu’à présent absente. Il semble pertinent d’interroger comment la mise en place de cette politique régionale impacte les mouvements indépendantistes africains à travers ses relations avec les organisations de travailleurs locales.

I/ La mise en place progressive d’un dispositif régional africain.

La « régionalisation » de l’ITF est un processus par étapes. Elle s’inscrit dans l’ensemble des mouvements pro-indépendantistes qui agitent le continent africain depuis la fin des années 1950. Le Secrétaire Général de l’International des transports précise même « In taking in the areas which are industrializing today, a phenomenon which has been called the « triple revolution » : the revolution of rising expectation ; the revolution of rising resentment against inequilities ; and the revolution of rising determination to be free and independent of former rulers or dictators. [...] The Labour movement of these areas is often engaged in the process of fighting for national independence; it often faces the government as the major employer; it faces a strong move for rapid industrialization [...]; it also meets outside attempts to either countil the unions or destroy them; or finds itself prey to a world-wide Communist organization which is attempting to influence and gain control of the workers’ organizations to further Communist ends; and lastly, it often finds itself fighting the crippling factors of poverty, illiteracy, inexperience and lack of trained leadership »6. Au départ conçues autour de trois régions, Amérique Latine, Asie et Moyen-Orient, ce qui va prendre dès 1950 le nom d’Activités Régionales va par la suite correspondre à l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie. L’ITF se dote d’un fonds propre, le fonds des activités régionales, bientôt fusionné avec le fonds Edo Fimmen (du nom de son leader charismatique) pour les syndicats libres. Elle est alimentée par le versement d’un pourcentage appliqué aux cotisations des membres, la vente de « timbres » ainsi que par des dons et des subventions. Les dons proviennent généralement d’affiliés « généreux » (le RLEA américain, le Transport general workers’ union (TGWU), en sont parmi les principaux) ; les subventions sont versées par la CISL à travers son fonds de solidarité internationale. En septembre 1957, l’ITF prend la décision de créer un poste de directeur des activités régionales. Elle modifie sa constitution afin que des représentants des régions figurent dans le Comité Exécutif (CE), puis un peu plus tard, dans le Bureau. Après avoir gagné un certain nombre d’affiliés, évalué les besoins des syndicats et les apports dont elle dispose par des visites et des conférences régionales, elle installe un ou des locaux sur place. L’Afrique est le dernier continent à être doté de l’ensemble de ce dispositif. Bien que le Secrétaire général y ait déjà accompli une tournée, elle n’est représentée que par quatre pays et un nombre d’affiliés dérisoire. Il faut attendre 1957 pour que le Continent Noir soit réellement pris en considération. Entre juin et septembre, l’ouverture d’un bureau régional fait débat. La décision est actée lors du congrès de 1958 et se concrétise en janvier 1959. Dans le milieu des années 1960, la région Afrique dispose de deux responsables régionaux, un pour les régions anglophones de l’Est et du Centre, un autre pour les régions francophones et l’ensemble de l’Afrique du Nord ainsi que de son bureau à Lagos. A travers ce dispositif, elle met en place toute une série d’actions qui cherche à influencer les luttes pour l’indépendance, indissociables des mouvements sociaux relayés par les organisations syndicales nationales7.

Les actions menées par l’ITF dans le cadre de son investissement dans les processus révolutionnaires sont de trois ordres. Un premier concerne sa position antitotalitaire illustrée par sa lutte contre le communisme ; c’est le moteur principal de son investissement. Un second correspond à l’idéal civilisateur occidental. Même si l’image du travailleur africain s’est transformée, l’ITF a hérité de la croyance qu’il est nécessaire d’apporter, en Afrique plus qu’ailleurs, la connaissance des méthodes syndicales. Cette caractéristique se confirme lorsqu’on regarde les dépenses allouées à la région Afrique. Elles concernent majoritairement les frais de déplacement au détriment de l’argent alloué aux fédérations nationales, car selon elle, contrairement à la FSM, le mouvement syndical libre doit d’abord évaluer les besoins des organisations nationales des travailleurs afin de les financer utilement, sous la forme de subventions. Enfin, le troisième ordre reprend l’idéal de solidarité propre à l’ensemble du mouvement syndical. Qu’elle découle de la reconnaissance de problèmes communs à l’ensemble des travailleurs des transports ou encore de la volonté réelle d’aider les organisations syndicales les plus faibles, cette solidarité ne peut être écartée de la lecture que l’on fait de ses actions. Il est à préciser que ces dernières ne s’exercent pas sur la totalité du continent Africain. Pour des raisons d’affinités politiques avec le TUC mais également à cause de la mainmise de la CGT française dans la région d’Afrique du Nord, l’Internationale des transports est présente majoritairement auprès des possessions britanniques. Par ailleurs, la création de la Confédération générale des travailleurs africains (CGTA) par Sékou Touré en 1955, d’influence communiste, réunit une large part des syndicats francophones8.

II/ 1950-1960 : l’expérimentation d’une politique confrontée aux premières déclarations d’indépendance.

Dans un premier temps, le continent noir est quasiment ignoré. En effet, l’Internationale des transports, qui axe sa politique sur la reconstruction des transports européens, tente de ménager les susceptibilités de ses affiliés occidentaux, principalement français et britanniques. Par conséquent, jusqu’en 1956-1957, sa politique africaine se résume à une stratégie d’évitement. Elle adopte les positions des métropoles coloniales bien qu’elle s’avère critique vis-à-vis de l’administration locale. Elle condamne les mouvements révolutionnaires, comme la révolte des Mau-Mau9 et cherche à résoudre les conflits sociaux par des négociations avec les gouverneurs. Elle tient un discours très proche de celui du gouvernement britannique avec lequel elle entretient des liens étroits10. Elle considère le travailleur africain comme moins productif de nature, paresseux et indiscipliné. Dans le même temps, elle soutient l’idée qu’à travail égal, salaire égal. Elle dispose d’un petit nombre d’affiliés africains, principalement dans le sous-secteur ferroviaire, à l’origine des principales grèves africaines11. Elle envoie un représentant en 1951, effectuer de la prospective auprès d’affiliés potentiels. Le rapport d’activité reste néanmoins assez vague. Bien souvent, elle ne connaît l’Afrique qu’au travers des rapports des Nations Unies ou de l’ILO. En outre, les organisations affiliées à l’ITF sont principalement des organisations proches du TUC britannique ou fondées sur son modèle. Aucun représentant africain n’est présent avant 1956. Leur place et leur rôle étaient inexistants dans le fonctionnement de l’Internationale des transports. Autant dire qu’elle ne connaît le continent que par les représentations qui lui sont communément offertes dans les rapports internationaux ou encore celles véhiculées par les puissances coloniales.

Or, dès la première vague d’indépendance entre 1956-1957, la ligne politique à destination du continent Noir se transforme. Il s’agit dès lors de prendre part dans ces processus révolutionnaires en prenant soin de contribuer à mettre en place des dirigeants modérés, instruits, modernes mais surtout hostiles au communisme, à l’instar des choix opérés par les autorités britanniques. En effet, celle-ci n’a pas tardé à soutenir ceux qu’elle avait auparavant condamnés. Jugeant dans un premier temps certains leaders trop « agités » ou encore trop radicaux, leur succès auprès des populations ainsi que leur formation passée, acquise pour la plupart en occident dans les milieux politiques universitaires ou syndicaux, font infléchir la politique du gouvernement britannique12. L’ITF tient néanmoins une position plus modérée et surtout plus critique vis-à-vis des gouverneurs locaux et condamne le système colonial, bien qu’elle se garde de choisir entre autonomie ou indépendance. Ainsi, elle rend cohérente, pour elle comme pour ses affiliés, les principes de lutte contre les systèmes d’oppression et de syndicalisme libre. Elle prend part aux événements coloniaux en suivant cette ligne politique à travers toute une série d’actions.

Dans un premier temps, L’ITF multiplie les prises de contacts avec les leaders syndicaux, affiliés et non affiliés, ainsi qu’avec les officiels. Omer Becu, accompagné par le Directeur des publications et de la recherche, s’empresse de faire le tour des pays africains dans les zones d’influence dont elle dispose, à commencer par le Ghana, dont elle soutient le régime, quelques jours avant la proclamation officielle de son indépendance en mars 1957. Elle cherche à renforcer sa présence là où le TUC Britannique semble jouir d’une position forte, et s’assurer des contacts, principalement auprès des fédérations de cheminots et de dockers. Suivant l’opinion de la puissance coloniale outre manche, elle considère que le rôle de l’éducation et de la formation est considérable13. En cohérence avec ses influences socio-démocrates, elle intervient dans les processus de négociation afin d’aider les jeunes leaders à trouver un compromis tant avec les employeurs qu’avec les autorités. Elle finance des voyages de formation en Europe à certains dirigeants africains, comme c’est le cas pour le secrétaire général des ports et docks nigérian A.E. Okon ; elle invite à ses frais les représentants des organisations affiliées à ses congrès.

La situation au Ghana et au Nigéria illustrent parfaitement les engagements de l’ITF dans le passage à l’indépendance des Etats africains. A l’image du soutien tardif britannique envers Nkrumah, l’ITF appuient les dirigeants syndicaux modérés, proches du TUC à l’image de Charles Heymann. Charles Heymann débute ses activités syndicales au début des années 1950 au Ghana comme trésorier d’un syndicat national de transports. Rapidement, il est nommé pour représenter une large partie des affiliés des syndicats de transports ghanéens à l’ITF en tant que membre du comité exécutif. Sous la direction de Nkrumah, il prend la tête du TUC ghanéen, devenu syndicat officiel de l’Etat. Il reste proche du ministère des affaires étrangères jusqu’en 1964 date à laquelle il est nommé ambassadeur en Algérie. Les liens entre les affiliés ghanéens et l’Internationale des transports témoignent de la stratégie politique de cette dernière. En témoigne également le choix du Nigéria comme lieu pour leur bureau régional africain. Territoire sur lequel l’accession à l’indépendance s’effectue dans un calme relatif, le Nigéria est perçu comme un exemple de transition réussie par le gouvernement britannique14. Le pays s’apprête à accéder à l’indépendance sous les auspices du Foreign Office ; il témoigne de l’engagement de l’ITF en faveur de l’indépendance des Etats africains. Elle espère pouvoir y développer et pérenniser ses relations avec les responsables syndicaux de toute l’Afrique.

Son discours nonobstant est perçu comme reflétant les considérations occidentales vis-à-vis des travailleurs africains. Ces derniers, tout comme les dirigeants syndicaux, apparaissent peu courageux, en inadéquation avec les réalités du monde économique et non qualifiés pour des postes à responsabilité. Cette position explique que la grande part du budget de la région Afrique soit destinée à la mobilité de représentants de l’ITF sur place, ou encore à l’envoi d’un certain nombre de représentants en Europe. Cela confirme la tendance civilisatrice qui entoure chacune des actions menées auprès des syndicats Africains. Alors que la FSM adopte une position de collaboration, le mouvement syndical libre est plus enclin à développer une stratégie d’immixtion dans la politique des organisations africaines par l’affiliation de ses leaders15.

Alors que dans le même temps, le mouvement syndical du Continent Noir se divise quant à la position à adopter vis-à-vis du mouvement international, cette appréhension du Continent par l’ITF ne manque pas de lui être reprochée par les représentants syndicaux Africains. Au congrès de 1956, les représentants regrettent que l’Internationale des transports soit si longue à accorder de l’intérêt au continent. Il faut dire que « les syndicats nationaux avaient souvent adopté une idéologie politique correspondant au parti politique local auquel ils étaient liés. De sorte que la plupart n’étaient pas des acteurs libres dans le domaine des relations internationales »16. Les critiques sont d’autant plus vives qu’en 1958, les responsables syndicaux africains subissent d’une part, une pression grandissante de la part des « progressistes » qui souhaitent un mouvement syndical autonome17 et d’autre part, s’inquiètent de la formation d’un syndicalisme européen autonome, qui pour eux, rompt l’unité internationale18. Par conséquent, bon nombre de leaders Africains jouent la carte « communiste ». La FSM joue le rôle d’acteur absent dans les interrelations entre leaders africains et responsables de l’Internationale des transports. Tout au long de celles-ci, les représentants de l’« Ebony Continent » n’ont de cesse de brandir la menace communiste afin d’obtenir des aides financières plus massives ainsi qu’un plus grand investissement de l’ITF dans la Région.

Malgré la mise en place en 1959 du bureau régional de Lagos et l’augmentation des aides financières accordées aux organisations affiliées, les reproches contre le SPI des transports s’accentuent, nuisant gravement à sa politique en Afrique ; à tel point que lors du congrès de 1960, seuls deux conseillers africains sont présents. Happés par les restructurations des syndicats engagés par les nouveaux gouvernements à tendance autoritaire, divisés quant à leur maintien au sein du mouvement syndical international, les affiliés africains ne permettent pas de récolter les fruits escomptés de la politique régionale. Néanmoins, elle reste active, comme en témoigne l’accession au secrétariat général de Peter De Vries19, auparavant directeur des affaires régionales.

III/ 1960-1971 : du regain au déclin : l’inefficacité de la nouvelle politique de l’ITF

Peter De Vries20 impulse une politique de prudence quant au rôle de l’ITF dans les processus de décolonisation. Il met en avant la dimension « civilisatrice » de la politique régionale. Les dépenses de l’ITF sont dispensées avec davantage de parcimonie. Comme il l’annonce lors d’une de ses interventions au congrès de l’ITF en 1960, « what was lacking in the region were trained leaders. We had to find qualified men and send them out to do on-the-spot work in cooperation with local leaders. That would cost money but in the long run to would save both money and time. However, it had to be understood that we were trade unionists not financiers or tankers. The purpose of sendig men into the fied was not to distribute money but to study the local situation and then offer guidance and assistance which might include financial help, but only if the Unions themseleves made an honest and sincere attempt to help themselves »21. Il amorce un recul quantitatif de la lutte anticommuniste qui empêche les affiliés de brandir la menace rouge pour obtenir ce qu’ils souhaitent. Il ne s’écarte cependant pas des grandes lignes toujours indexées sur les positions du TUC et, au-delà du gouvernement britannique.

Ce changement de cap correspond au résultat de la conjoncture africaine qui vient contredire les attentes politiques, préalables aux bouleversements récents comme au Ghana ou au Nigéria. Les accessions à l’indépendance des années postérieures à 1960 (Kenya, la Tanzanie ou le Malawi) ne sont pas si paisibles que ne l’ont été les précédentes. Par ailleurs, les nouveaux gouvernements africains sont considérés avec plus de prudence. Le durcissement du régime ghanéen n’a non seulement pas permis de conserver des relations durables tant avec les responsables politiques que syndicaux, mais il n’a pas permis non plus de d’éviter les contacts de ses leaders avec l’URSS. Nkrumah, qui avait un temps cristallisé les espoirs de l’ITF en tant qu’ancien syndicaliste des transports, s’érige en leader d’un panafricanisme qui exclut toute appartenance au syndicalisme international quel que soit le courant.

Cependant, durant les années entre 1961 et 1965, l’activité régionale en Afrique reste vigoureuse. Alliant discours anticolonialiste au profit tiré de la baisse d’influence de la CGTA22, elle s’appuie sur la Tunisie pour s’étendre vers l’Afrique francophone. Par conséquent, en 1961, elle nomme un représentant pour l’Afrique du Nord, L. Laflamme. Elle finance de nombreux voyages de représentation afin de nouer de nouveaux contacts et de s’imprégner du contexte local. Elle continue de soutenir ses affiliés Est-Africains (Kenya, Tanganyika, Ouganda et Nyassaland), principalement à travers des aides matérielles ou en dispensant des formations aux jeunes leaders syndicaux. En outre, la fondation de la Confédération syndicale africaine (CSA) en 1962, nettement plus favorable au mouvement syndical libre, permet à l’ITF d’espérer pouvoir augmenter son influence auprès des pays dans lesquels elle est implantée (Kenya et Nigéria principalement). Toutefois elle reste sur ses gardes. L’Internationale des transports tire la leçon de son soutien sans réserve à Nkrumah lors de son accession au pouvoir, y compris lorsque le TUC Ghanéen devient syndicat unique après la restructuration effectué par le chef de l’Etat. Le nouveau directeur des Affaires régionales soupçonne le Tanganyika, fraichement indépendant d’initier le même processus. Au fil des déclarations d’indépendance, les régimes autoritaires prennent le relais des administrations coloniales. Par conséquent, l’ITF prend ses distances. Elle préfère redéployer ses activités sur des conflits concernant son domaine d’activité. Egalité des salaires dans les chemins de fer, charges maximales pour les dockers, amélioration des conditions de travail dans l’ensemble des transports, sont autant de revendications qu’elle soutient par des motions et des résolutions. La mise en place de l’ORAF par la CISL en 1960, l’incite à redistribuer les rôles entre elle et la Confédération. Comme le rappelle Peter De Vries lors du congrès de 1962: « our policy is to leave to the ICFTU the general provision of education and traininng and supplement these activities when we can do so usefully »23. La CISL devient la principale source de financement du fonds alloué pour les activités régionales. Cette ligne politique est ouvertement critiquée par les affiliés qui affirment sans réserve leur mécontentement. Considérant qu’ils peuvent eux-mêmes assurer la formation de leurs dirigeants politiques, ils réclament une aide financière sans contrepartie.

Hans Imhof, élu secrétaire général en 1965 en remplacement de Pieter de Vries à la tête de la fédération des transports connaît une situation plus difficile, et aborde un net désengagement politique vis-à-vis de l’Afrique. Confrontés à l’émergence de régimes autoritaires, à l’effacement de la CSA ainsi qu’à l’affirmation de plus en plus prononcée de l’autonomie des syndicats africains vis-à-vis du mouvement syndical international, les représentants de l’ITF constatent l’échec de leur politique. Ils décident de réorganiser les activités du SPI autour des sections de transports. Charles Blyth24, nouveau secrétaire général en 1965 donne le ton. La politique régionale en Afrique est progressivement abandonnée. Même si, en 1967, à la suite du départ de Nkrumah, le TUC ghanéen regagne les rangs de l’ITF, l’instabilité des régimes africains, les luttes fréquentes des minorités religieuses ou ethniques, la contraignent à ne plus s’immiscer dans la politique des Etats. D’autre part, le retrait en 1969 de l’AFL-CIO25, principal financeur de l’International Solidarity Fund (ISF), amène cette même année, la CISL à cesser d’alimenter le fonds de l’ITF dédié aux régions. Par ailleurs, la guerre civile au Nigéria depuis le coup d’Etat de 1966 génère la naissance du Biafra en 1967, Etat sécessionniste maintenu jusqu’en 1970. La situation est telle que l’ITF ne peut que fermer son bureau africain de Lagos en 1969. En 1971, la déconvenue des affiliés africains est totale. Les critiques font place aux tentatives de maintenir leurs positions auprès des organes de décision de l’ITF. Le bureau régional africain fermé, elle supprime également les deux postes réservés aux délégués du Continent dans le bureau exécutif. Enfin, l’activité des institutions européennes fait renaître l’intérêt de l’ITF vis-à-vis d’une partie du monde qu’elle avait un temps choisi de mettre au second plan pour développer sa dimension internationale.

Conclusion

L’engagement de l’ITF dans les processus révolutionnaires que sont le passage à l’indépendance des pays africains se caractérise par deux traits. Indéniablement, elle est commandée par son désir de faire front au communisme représenté par la FSM et ses fédérations professionnelles (les Départements professionnels internationaux, DPI). En outre, elle reste proche des convictions britanniques, et plus particulièrement du TUC, tant sur les tendances nationales à soutenir (leaders progressistes, anticommunistes) que dans la façon de concevoir ce soutien (éducation, formation principalement). Dans un premier temps, elle refuse de considérer les mouvements sociaux en Afrique comme le reflet des aspirations à l’indépendance des travailleurs. Désintéressée par le Continent, elle ne s’y engage que faiblement. Elle soutient les mouvements sociaux lorsqu’ils s’inscrivent dans le cadre des rapports sociaux tolérés par les métropoles coloniales. Or, l’issue inévitable des conflits sociaux vers l’indépendance l’amène progressivement à dénoncer le colonialisme dans son ensemble. Toujours assez proche des positions d’outre Manche, elle soutient les premiers régimes indépendants qu’elle cherche à stabiliser en aidant les syndicats qui lui sont favorables. Cependant, l’influence croissante des positions séparatistes face au mouvement syndical international se combine mal avec sa vision du développement régional. Très vite, les premiers résultats de sa politique sont infructueux. Le développement du caractère totalitaire des régimes soutenus à quoi il faut ajouter l’instabilité croissante issue des conditions économiques, politiques et sociales des nouveaux pays, la conduisent à un constat d’échec. Dès 1965, elle se rend compte qu’elle ne dispose pas d’une influence suffisante pour arriver à ses fins. Dès lors, même si elle ne cesse de répéter l’intérêt des activités régionales, elle décide de mettre en veille ses activités sur le continent africain.

Faut-il en conclure un échec de la politique régionale de l’ITF ? L’Internationale des transports se heurte à l’émergence de régimes autoritaires qui centralisent l’ensemble des syndicats du pays. Bien qu’ils soient issus du mouvement syndical eux-mêmes, les leaders africains ne veulent plus dépendre des occidentaux, toujours perçus comme des colonisateurs qui motivent leur souhait de se désengager de l’ensemble du mouvement syndical international. Comme le fait remarquer Georges Martens, l’idée d’unité africaine « correspondait à un autre thème populaire, l’anticolonialisme »26. Par ailleurs, l’ITF ne parvient pas à s’extraire du cadre rigide qu’elle met en place dans sa politique régionale. Trop soucieuse d’éduquer le mouvement syndical africain pour arriver à ses fins, elle le dépossède de sa capacité à agir lui-même par l’intermédiaire d’une aide financière suffisamment conséquente. Bien qu’elle donne une place aux délégués continentaux, elle les cantonne dans le rôle de représentants régionaux et leur laisse peu de place dans la définition de la ligne politique générale de l’ITF. En témoignent les lieux de ses différentes réunions. Aucune ne sort du cadre européen, au mieux occidental. En résulte une inadéquation permanente entre les besoins estimés par les représentants africains et ce que souhaite prodiguer l’ITF. Chaque fois insatisfaits, les premiers tenteront un temps de faire vibrer la corde de l’anticommunisme. Lorsque celle-ci sera rompue, il en résultera un désengagement croissant des représentants africains. Les deux mouvements se sont rencontrés pour des raisons différentes et n’ont pu trouver une issue commune. Il est par ailleurs curieux de percevoir, parallèlement, le regain d’intérêt pour l’Europe. Cette dernière surgit comme le retour d’une oubliée volontaire. Sa « sur-présence » peut être considérée comme l’une des causes de cet échec dans cette prise de position au sein des processus d’indépendance des Etats africains, et, au-delà, comme l’éternel retour d’une problématique centrale pour l’ITF.

Notes

1 C'est-à-dire soit par le soutien des mouvements syndicaux locaux soit par le soutien aux politiques des Etats. Il sera alors proposé, entre autre, de voir comment celui-ci se manifeste. Retour au texte

2 Ces sources se composent uniquement des archives de l’ITF. Les fonds utilisés sont ceux disponibles aux Moderne Record Centre (Univesity of Warwick) ainsi que ceux consultables à la Friedrich Hebert Stifftung (FES, Bonn). Retour au texte

3 Frédérick Cooper, Décolonisation et travail en Afrique ; l’Afrique britannique et française 1935-1960, Paris, Karthala, 2004. Retour au texte

4 Bernard Droz, Histoire de la décolonisation au XXème siècle, Paris, Seuil, 2006. Retour au texte

5 Frederick Cooper, op. cit.. Retour au texte

6 Si l’on considère les régions actuellement en cours d’industrialisation, on observe un phénomène qui a été appelé « la triple révolution » : « La révolution grandissante des attentes, la révolution du ressentiment croissant à l’encontre des inégalités , et la révolution de la détermination à se libérer du joug des législateurs ou des dictateurs pour être libre et indépendant […] Le mouvement syndical de ces régions est souvent engagé dans un processus de lutte pour l’indépendance nationale il se heurte souvent au gouvernement comme principal employeur ; il est confronté à une industrialisation rapide […] Elle doit faire face aux pressions extérieures qui tentent soit de contenir les syndicats soit de les détruire ; ou se trouve en proie aux fins totalitaires du communisme, et enfin, se trouve confrontée aux problèmes paralysants tels que la pauvreté, l’analphabétisme, l’inexpérience et le manque de dirigeants formés ». Retour au texte

7 Ibid, Frederick Cooper, p 154 : « Les mouvements sociaux […] semblent osciller sur le fil du rasoir, épousant des formes modernes mais comportant également des aspects authentiques de révoltes populaires. » Retour au texte

8 Gérard Fonteneau, Histoire du syndicalisme en Afrique, Karthala, Paris, 2004, 174 p. Retour au texte

9 Les Mau-Mau représentent une fraction des Kikuyus, ethnie la plus importante du Kenya, qui entre en révolte dès 1952. Opposés à la modernité, ils luttent contre le colonialisme développementaliste tel qu’il est pratiqué par l’administration coloniale. Après avoir décrété l’état d’urgence, le gouvernement britannique réprime sévèrement le mouvement qui cesse en 1956. Retour au texte

10 L’ITF conserve de bons contacts avec l’ancien secrétaire général du TGWU, ancien membre de son Comité exécutif, devenu Secrétaire d’Etat aux affaires étrangères du gouvernement Attlee de 1945 à 1951. Par conséquent, elle a rapidement développé des liens étroits avec le Foreign Office qui perdureront y compris après la mort de Bevin. Retour au texte

11 Ibid, Gérard Fonteneau. Retour au texte

12 Frederick Cooper, L’Afrique depuis 1940, Paris, Payot, 2008. Retour au texte

13 Ibid, p. 99 « […] le gouvernement britannique encouragea officiellement le syndicalisme, mais estima ensuite presque invariablement que les syndicalistes manquaient de fiabilité. Le progrès de l’Afrique disait-il souvent, passait par le tutorat : les Africains étaient tous des élèves qui devaient être confiés à des professeurs bienveillants mais inflexibles » Retour au texte

14 David Birmingham, The Decolonization of Africa, Londres, UCL Press, 1995. Retour au texte

15 Georges Martens, in Guillaume Devin (dir.), Syndicalisme : dimensions internationales, Paris, Erasme, 1990, p. 185-211. Retour au texte

16 Ibid, p192. Retour au texte

17 Ibid, p193. Retour au texte

18 Gumbrell Rebecca., inVan der Linden Marcel. (dir.), The International Confederation of Free Trade Unions, Vol. 3, Amsterdam, Peter Lang, 2000, 616 p. pp 415-517 Retour au texte

19 Pieter De Vries, syndicaliste issu de la marine marchande, Hollandais, succède à Omer Becu au poste de secrétaire général en 1960, poste qu’il occupe jusqu’en 1965, date à laquelle il est remplacé par Hans Imhof. Retour au texte

20 Lewis Harold., The History of the International Transportworkers’ Federation (ITF) 1945-1965: an organizational and political anatomy, Thèse de doctorat, Brivati B. (Dir.), Department of Sociology, University of Warwick, 2003, 399 p. Retour au texte

21 « La région a manqué de leaders formés. Nous avions à trouver des hommes qualifiés et les envoyer à l’extérieur faire un travail de reconnaissance en coopération avec les leaders locaux. Cela nous coûterait de l’argent mais sur le long terme cela permettrait d’économiser argent et temps. D’autre part, il a été entendu que nous étions des syndicalistes et non des financiers [] La proposition d’envoyer des hommes sur le terrain n’était pas pour distribuer de l’argent mais bien pour étudier la situation locale par la suite offrir conseils et assistance pouvant inclure une aide financière, mais seulement si les syndicats eux-mêmes faisaient un effort honnête et sincère pour s’aider eux-mêmes ». Retour au texte

22 Georges Martens, op. cit. Retour au texte

23 « Nous avons pour politique de laisser à la CISL les apports généraux dans l’éducation et la formation et de la suppléer dans ces activités lorsque cela s’avère être utile ». Retour au texte

24 Charles Blyth, syndicaliste britannique, secrétaire général de l’ITF de 1968 à 1977. Retour au texte

25 Rebecca Gumbrell, op. cit. Retour au texte

26 Georges Martens, op. cit.. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Kévin Crochemore, « Révolutions postcoloniales du contient africain et contexte de guerre froide : enjeux et conflits pour la fédération syndicale internationale des transports (1950-1971) », Dissidences [En ligne], 5 | 2013, publié le 27 mai 2012 et consulté le 29 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=316

Auteur

Kévin Crochemore

Doctorant en Histoire contemporaine, Cirtai, Université du Havre et en Sociologie politique, GRAID, Université Libre de Bruxelles