Syndicalisme révolutionnaire et anarcho syndicalisme : l’expérience de l’Alliance syndicaliste

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Anarchisme, Syndicalisme révolutionnaire

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L’Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste (ASRAS), dite « Alliance syndicaliste », fut constituée au lendemain des grèves de mai 19681. D’une certaine manière – et toutes proportions gardées –, les débats qui s’y engagèrent dès sa fondation constituent un condensé de ceux qui eurent lieu dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire français depuis sa naissance à la fin du XIXe siècle. L’intérêt de ces débats est qu’ils ne furent pas le fait de théoriciens ou d’universitaires mais celui de militants qui tentaient de résoudre des problèmes concrets liés à la croissance de l’organisation et à l’évolution des tâches que celle-ci se fixait.

Dans une première phase, l’initiative de constituer un regoupement venait du mouvement libertaire. Des militants libertaires et anarcho-syndicalistes avaient fait le constat des carences du mouvement pendant les « événements » de mai-juin et souhaitaient regrouper les forces militantes engagées dans le mouvement syndical, dans le mouvement ouvrier d’une façon générale. Des militants libertaires en quantité relativement importante étaient actifs dans l’ensemble des organisations syndicales françaises. Il s’agissait de coordonner leur activité, sans remettre en question l’appartenance confédérale des uns et des autres. Beaucoup de ces militants avaient des mandats dans leur confédération : délégués, secretaires de syndicat, membres de comités syndicaux, d’unions locales, voire d’unions départementales.

Le projet était « minimaliste » et n’envisageait que de regrouper ces militants afin d’échanger des informations ou éventuellement de coordonner leur activité. Il n’était aucunement question de faire « sortir » ces militants de leurs syndicats pour constituer artificiellement une « confédération » syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste.

Pour comprendre l’évolution que suivit l’Alliance dans un premier temps, il convient de préciser qui étaient les militants qui pouvaient être touchés par le projet. Il faut aussi avoir une idée des tranches d’âge concernées.

– Il n’y avait pas de très jeunes de la tranche 16-20 ans, comme c’est souvent le cas dans les organisations libertaires, qui connaissent un important « turn-over » dû à l’adhésion d’adolescents ou post-adolescents en rebellion contre l’autorité parternelle et attirés par le mot « anarchie » sans vraiment savoir quel en est le contenu. Ceux qui s’intéressèrent au projet avaient, pour les plus jeunes, au moins 25 ans et nombre d’entre eux avaient une expérience syndicale ou associative.

– Il y avait d’assez nombreux militants de 40-50 ans ayant une longue expérience d’activité syndicale, souvent « installés » dans des mandats de longue date. Beaucoup parmi ceux-là étaient à la CGT-FO, mais pas seulement, et militaient au moins depuis l’après guerre. Roger Hoyez, ancien dirigeant du syndicat CGT des charpentiers en fer, était assez significatif des militants de cette génération2.

– Enfin, il y avait de « vieux » militants qui avaient été actifs avant-guerre, à la CGT, à la CGT-SR, aux CSR, à la Révolution prolétarienne3, etc. Et également des militants espagnols qui avaient fait la guerre civile. Leur rôle fut loin d’être négligeable.

♦ Le projet tel qu’il était envisagé au début ne réussit que très relativement, pour deux raisons principales :

1. Seul un nombre réduit de militants déjà organisés dans le mouvement anarchiste se rallia au projet.

2. Des militants de Force ouvrière, pour la plupart permanants et liés au courant trotskiste lambertiste, adoptèrent une attitude qu’on pourrait qualifier de « nationalisme syndical », estimant que les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes devaient naturelement adhérer à leur confédération. Une réaction vigoureuse fut nécessaire pour éviter que l’Alliance devienne une sorte d’antenne FO de la pseudo-tendance anarcho-syndicaliste de l’OCI4.

♦ Le caractère de coordination « interconfédérale » s’estompa un peu, sans toutefois disparaître, du fait qu’une majorité de militants étaient à la CFDT, une minorité adhérant à FO et à la CGT. Pour ce qui concerne la CGT, la plupart étaient au Livre. L’activité essentielle de l’organisation finit par se concentrer sur la CFDT.

Au début des années 1970, celle-ci attirait par son discours de nombreux militants qui avait été actifs pendant les grèves de mai-juin 1968. Il était beaucoup question d’autogestion. Edmond Maire n’hésitait pas, à l’occasion, à se réclamer de l’anarcho-syndicalisme5 – ce qui ne trompait personne. Il s’agissait surtout, pour la direction confédérale, d’attirer des forces vives du mouvement ouvrier.

Syndicalisme révolutionnaire, ou anarcho-syndicalisme ?

Le choix initial d’intégrer les deux termes : « syndicalisme révolutionnaire » et « anarcho-syndicalisme » dans le nom de l’organisation tenait au fait que les deux termes étaient considérés comme synonymes. Pourtant, la quasi-totalité des militants se désignaient comme « anarcho-syndicalistes ».

L’affaire se compliquait cependant du fait que le sens français et le sens espagnol du terme ont un contenu différent. Les militants de la CNT espagnole se définissaient comme syndicalistes révolutionnaires. Le communisme libertaire était l’objectif, le syndicalisme révolutionnaire était le moyen. Ce qui ne les empêchait pas de se désigner également comme anarcho-syndicalistes.

Dans le sens français du terme, le syndicalisme révolutionnaire était un courant proche de l’anarcho-syndicalisme, qui insistait sur les idées d’indépendance et de neutralité syndicale – idées partagées également par les anarcho-syndicalistes français.

Il existait dans la classe ouvrière française un principe incontournable, indiscutable : celui d’unité du mouvement ouvrier. Cela signifiait qu’il existait une organisation syndicale et une seule. Dès lors, les différents courants qui pouvaient se manifester devaient respecter une règle : la liberté d’expression. Si l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire étaient majoritaires à un moment, la règle implicite était que les rapports pouvaient se modifier, mais que l’unité du mouvement devait être préservée6.

Ce principe a basculé après la révolution russe avec l’introduction des fractions communistes. Le IIe congrès de l’Internationale communiste (juillet 1920) avait établi que l’une des 21 conditions d’adhésion des partis socialistes à l’IC était qu’ils devaient constituer à l’intérieur des organisations de masse de la classe ouvrière des fractions organisées en vue d’en prendre le contrôle7. Et une fois le contrôle pris, faire en sorte que celui-ci se pérennise. Autrement dit, les militants communistes se réunissaient préalablement aux réunions syndicales, déterminaient une stratégie dont l’application était obligatoire pour tous les communistes du syndicat. Il était relativement facile à un petit nombre de militants bien organisés et disciplinés de prendre le contrôle d’une structure syndicale dans laquelle la fraction communiste n’avait rien qui s’opposait à elle. Cette méthode s’est montrée extrêmement efficace, d’autant plus efficace qu’elle était totalement inédite et qu’elle a pris les militants anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires complètement par surprise. A leurs yeux, c’étaient des méthodes déloyales8

Le contrôle des communistes sur la CGTU, puis la CGT, brisa le mythe de l’unité syndicale, en ce sens qu’on se trouva en présence d’une fraction dirigeant un appareil syndical et faisant tout pour les autres courants ne puissent s’exprimer ni être représentés. Cependant, le mythe de l’unité syndicale perdura, mais avec comme contenu implicite que c’était l’unité telle que l’envisageaient les seuls communistes.

Les anarcho-syndicalistes espagnols n’avaient pas les mêmes scrupules que leurs camarades français. Le mouvement libertaire était solidement implanté dans ce pays depuis 1868 lorsqu’un proche de Bakounine y fit de la propagande en faveur de l’AIT. La constitution de la CNT, en 1911, ne se fit pas ex nihilo, mais sur un terreau très solidement constitué depuis des générations. Les militants espagnols n’avaient pas le scrupule de leurs camarades français à l’idée qu’il puisse exister une autre organisation syndicale, l’UGT. Ce qui fait qu’en 1936, la confédération anarcho-syndicaliste espagnole avait un million d’adhérents.

Le refus de la CNT d’adhérer à l’Internationale syndicale rouge, grâce à la perspicacité des délégués qui avaient été envoyés en Russie9, fut aussi une des raisons majeures qui explique que cette organisation ne fut pas « bolchevisée ».

L’anarcho-syndicalisme proprement dit, dans l’acception espagnole du terme, est un mouvement qui s’affirme comme opposé aux partis politiques parce qu’il revendique l’intervention sur la totalité du champ social. En France, l’anarcho-syndicalisme, littéralement « muselé » par la charte d’Amiens, ne se réaffirme réellement qu’en 1926 avec la création de la CGT-SR. Cette fondation intervient trop tard pour que l’organisation ainsi créée ait pu avoir une influence décisive sur le mouvement ouvrier français : ses effectifs resteront toujours réduits en comparaison de ceux de la CGT et de la CGTU.

Cependant des visions différentes existant au sein même du mouvement syndicaliste révolutionnaire français ; elles se manifestèrent dans les divergences qui sont apparues au sein de la CGTU entre Pierre Monatte et Pierre Besnard. Le premier fit preuve d’une bonne dose de naïveté à propos des communistes, le second semble avoir perçu le problème avec plus de réalisme. Le point de vue « unitaire » de Monatte prédomina, ce qui produisit deux conséquences : Monatte, désillusionné, démissionna peu après du Parti communiste auquel il avait adhéré ; Besnard fonda la CGT-SR. Mais c’est une autre histoire…

Cette analyse, faite par les militants de l’Alliance, les conduisit à remettre en question la notion d’unité et d’indépendance syndicales, en tout cas à ne pas faire sur ces idées une fixation, mais plutôt à affirmer que l’organisation syndicale devait se positionner en directe concurrence avec les partis politiques.

C’est d’ailleurs en référence à l’échec de leurs anciens qu’ils eurent l’idée de créer des « contre-fractions » pour faire face aux trotskistes. Ça s’est révélé très efficace. En prévision d’une offensive d’un quelconque groupe gauchiste lors d’une assemblée générale, les libertaires se réunissaient et préparaient la contre-offensive. A une motion, ils opposaient une autre motion ; à un candidat à un mandat, ils opposaient un autre candidat ; à un intervenant à la tribune, ils opposaient un autre intervenant, etc. Cela se révéla extrêmement efficace. Il est significatif que la pratique de la « contre-fraction » a été mise en œuvre pour la première fois, et avec succès, dans un syndicat de la CGT.

L’Alliance : une organisation politique ?

La relative mise à l’écart de l’Alliance par rapport au mouvement libertaire – due au mouvement libertaire lui-même – eut pour effet que l’organisation se développa essentiellement dans les entreprises, tâche qui, cependant, n’a été rendue possible que parce que l’implantation de l’Alliance était loin d’être négligeable (en comparaison aux groupes trotskistes, par exemple). Les nouveaux adhérents étaient des militants qui n’avaient rien à voir avec le mouvement libertaire, c’étaient des militants issus du mouvement syndical. Beaucoup, après avoir vécu Mai 68, s’étaient engagés dans la CFDT, notamment dans les structures interprofessionnelles.

Au sein de cette confédération, les positions syndicalistes révolutionnaires se multipliaient10. C’est largement grâce à ces militants que l’Alliance a pu exister pendant un peu plus de dix ans ; sans eux, elle n’aurait représenté qu’une vague et éphémère tentative de plus de regroupement libertaire, qui aurait fini par disparaître au bout de quelques mois ou qui se serait maintenue sous la forme d’un cercle de nostalgiques vieillissants ressassant toujours les mêmes regrets.

L’Alliance s’est de fait transformée en organisation politique dont l’objectif était de se développer dans la classe ouvrière et d’y diffuser les thèses anarcho-syndicalistes. En 1973, le secteur politique de la CFDT alors animé par Albert Détraz, qui affichait une certaine sensibilité libertaire, édita une brochure sur l’anarcho-syndicalisme rédigée par des militants de l’Alliance et destinée aux responsables des diverses structures de la CFDT. Devant les nombreuses demandes d’exemplaires supplémentaires, il fit faire un second tirage. La diffusion de la brochure fut bloquée par l’appareil confédéral. C’est après qu’on vit apparaître des cessions de formations contre l’anarcho-syndicalisme

Les contacts très étroits qui furent établis avec les militants d’Usinor Dunkerque, à la Grande Synthe, n’avaient rien à voir avec le réseau des militants libertaires. C’était le résultat d’une réelle implantation syndicale dans la métallurgie, à travers laquelle des contacts furent pris avec les militants de l’usine. Des contacts avaient également été pris avec les dockers CGT de Saint-Nazaire. Aucun d’entre eux n’a adhéré à l’Alliance, mais des relations se sont établies, qui durent encore, à titre personnel. Ces militants étaient en relation avec le mouvement des paysans travailleurs de Loire-Atlantique avec lequel des contacts furent également pris.

L’Alliance, c’était d’une part un certain nombre de militants solides, un noyau dur, mais c’était aussi de nombreux contacts avec des militants et des groupes avec lesquels existaient des affinités, mais qui n’envisageaient pas du tout d’adhérer. Tout cela fonctionnait plutôt bien parce que l’important était plutôt ce qui pouvait rapprocher que ce qui séparait. C’était, autour d’un noyau solide, une sorte de toile d’araignée de relations informelles, très dans la tradition bakouninienne. Avec le temps, quelque chose aurait peut-être pu en sortir, mais l’hyperactivité des militants de l’Alliance et leur trop petit nombre ont constitué de sérieux handicaps11.

Il existait dans la CFDT nombre de structures qui, de manière indépendante, avaient développé des positions proches de l’anarcho-syndicalisme. Les militants de l’Alliance qui participaient aux congrès rencontraient constamment les délégués de ces structures qui, en général, n’avaient aucun lien avec le mouvement anarcho-syndicaliste. Cette fermentation, en s’étendant, devenait dangereuse pour la direction confédérale et c’est cela qui conduisit celle-ci à prendre des mesures de recentrage. En 1975, les ENO (Ecoles normales ouvrières) destinées à l’appareil permanent eurent pour thème : « L’anarcho-syndicalisme : comment le combattre ». Les exclusions des structures « contaminées » vont alors se succéder : 1976, UL 8/9 Paris ; 1977, UD 33, Lyon-Gare ; 1978, BNP Paris ; 1979, Usinor-Dunkerque, la plus grosse section ouvrière de la CFDT, PTT Lyon, etc. Un formidable gâchis de militants.

Les militants de la Ligue communiste, trop contents de se débarrasser des libertaires, ont à l’époque bien aidé la direction confédérale12.

Il faut préciser que jamais l’Alliance ne s’est imaginée que la direction confédérale CFDT allait « intégrer » les thèmes libertaires. Les premiers articles de Solidarité ouvrière montrent bien l’absence totale d’illusion sur cette question. Les militants de ne faisaient pas de « patriotisme d’organisation », ce qu’ils reprochaient à certains – pas tous – de leurs camarades de FO

L’Alliance, une forme transitoire

Il semblait évident que l’Alliance syndicaliste était une forme d’organisation transitoire. Quelque chose d’autre devait un jour en sortir : les choses ne se passèrent cependant pas ainsi.

Il y avait la CNT(f), dont le bilan n’était alors pas très positif. Les militants de cette organisation auraient pu avoir un « créneau » s’ils avaient abandonné leur dogmatisme. Ils auraient pu se développer dans des secteurs peu touchés par la syndicalisation traditionnelle et créer ainsi des bases pour s’étendre dans d’autres secteurs. L’aggravation de la crise du syndicalisme pouvait conduire un jour des militants à sortir des structures traditionnelles pour créer autre chose. Cette autre chose aurait pu être la CNT(f) si elle avait pu entre-temps créer des structures d’accueil et abandonner ses positions rigides.

La crise du syndicalisme a effectivement poussé des militants et des structures entières à quitter les organisations traditionnelles, mais la CNT(f) n’apparut manifestement pas comme une structure d’accueil crédible. C’est ainsi que se sont constitués les syndicats SUD. Même les libertaires qui ont quitté la CFDT ou, plus marginalement, la CGT, ont évité la CNT(f).

Dans les années soixante-dix se déroulait également une autre expérience intéressante, celle des comités de toutes sortes. Des militants ouvriers quittaient les instances syndicales « traditionnelles » et créaient dans leurs entreprises, leurs quartiers, des « comités de base ». Ce mouvement prenait une réelle ampleur. L’Alliance avait établi des contacts avec certains d’entre eux. Les militants de ces comités voulaient créer un mouvement en dehors de tous les partis politiques. La position de l’Alliance était de conserver le contact avec eux, sans cacher ses propres positions, et sans chercher à les « recruter ». L’idée était que l’expérience pratique les conduirait à des positions de proches de l’anarcho-syndicalisme, s’ils avaient eu l’idée de se fédérer.

En résumé, il y avait, en théorie, trois options :

• L’Alliance qui coordonnait l’activité dans le mouvement syndical ;

• La CNT(f) qui aurait pu constituer une alternative au mouvement syndical traditionnel ;

• Les comités de base qui développaient des groupes autonomes.

Ces trois options ne s’excluaient pas l’une l’autre ; elles correspondaient à des tactiques répondant à des besoins diversifiés dans des contextes différents. Avec une certaine naïveté, sans doute, les militants de l’Alliance pensaient à l’époque qu’avec un minimum d’imagination, elles auraient pu aboutir à une forme d’unification.

Charte d’Amiens et Charte de Lyon

La charte d’Amiens de 1906 a été le texte de référence lors de la constitution de l’Alliance ; cela est très clair lorsqu’on lit le « Manifeste de l’Alliance syndicaliste », qui était le document de base. Cependant elle fut par la force des choses progressivement remise en cause.

1er constat

La relégation de la charte d’Amiens au magasin des antiquités fut le résultat d’un constat tout simple : il n’y avait en 1906 qu’une seule organisation syndicale et prévalait alors de mythe de l’unité du mouvement ouvrier. La classe ouvrière devait être une face au patronat. C’était quelque chose qui ne pouvait même pas être discuté.

En 1970, il y avait multiplicité de confédérations : la CGT contrôlée par les communistes, la CFDT contrôlée par les cléricaux, FO contrôlée par Dieu sait quoi (on me pardonnera j’espère cette audace de langage), etc.

L’unité du mouvement ouvrier n’avait plus de sens. Et brandir la charte d’Amiens sous le nez des directions de toutes ces confédérations en réclamant l’indépendance syndicale n’avait plus de sens, au moment où se mettait en palce le Programme commun de la gauche. Il fallait trouver autre chose. Le mouvement ouvrier était colonisé par des partis qui l’utilisaient comme masse de manœuvre dans leurs stratégies politiques. Leur demander l’application des principes d’Amiens revenait à demander à un crocodile de devenir végétarien.

2e constat

C’est là qu’intervient le second constat qui fut fait.

Le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme, dans l’acception française du terme, avaient fait faillite au moment de la révolution russe. Celle-ci avait introduit dans le mouvement ouvrier en France des pratiques nouvelles auxquelles nos camarades n’avaient pas su s’adapter et qu’ils n’avaient pas su contrer. En somme, ils n’ont pas su opposer une alternative viable13. Il n’était plus possible de revenir en arrière. S’obstiner à se référer à la charte d’Amiens revenait à soupirer après un ordre plus ou moins idyllique mais complètement dépassé.

Confrontés à la réalité, nombre de militants ont estimé nécessaire de faire une analyse critique de la charte d’Amiens. En 1906, c’était un texte de compromis entre différentes tendances unies contre le guesdisme, un texte dans lequel chacun pouvait s’y retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s’en dégageait pouvait être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique. En effet, il n’y a rien, dans ce document, sur la lutte contre l’Etat ni sur les illusions du parlementarisme. La charte d’Amiens n’était pas un manifeste réellement affirmatif d’une doctrine. Les adversaires du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme avaient d’ailleurs parfaitement compris l’enjeu de ce texte, en l’interprétant comme une défaite de l’anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste, député à partir de 1893) dira à juste titre que le congrès d’Amiens fut une victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement : « Les anar­chistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière. »

Il s’est progressivement opéré un basculement vers la Charte de Lyon, le document constitutif de la CGT-SR (1926) qui affirmait la nécessité pour le syndicalisme non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. La présence d’anciens de la CGT-SR dans l’Alliance ne fut certainement pas étrangère à cette évolution, même si on peut penser que le « basculement » aurait eu lieu de toute façon.

Conclusion

Doit-on dresser un bilan d’échec de l’Alliance ? Bien sûr que non. L’Alliance a eu une influence durable, peu spectaculaire, mais en profondeur dans le mouvement libertaire. Elle a permis d’organiser pendant plus de dix ans des militants qui se seraient dispersés sans elle, et qui auraient sans doute abandonné par manque de perspectives. Elle a contribué à maintenir le flambeau du syndicalisme révolutionnaire à une époque de transition14 où les militants de l’après-guerre commençaient à disparaître et où il n’y avait pas encore une relève. Enfin, elle a introduit sur le plan théorique15 de nouvelles approches, brisé des tabous, cassé la vision diabolique que les anarchistes avaient du marxisme et montré la nécessité d’une réelle cohérence dans l’élaboration théorique. Ce n’est pas si mal...

En relisant avec du recul la collection de Solidarité ouvrière, on constate qu’on a un étonnant témoignage militant sur la période de constitution de l’Union de la gauche qui s’est achevée avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste. C’est peut-être l’une des contributions de l’Alliance qui pourra intéresser les historiens.

Avec la recomposition actuelle du paysage syndical, la reconstitution de quelque chose ressemblant à l’Alliance syndicaliste, permettant de coordonner les courants syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste dans le mouvement syndical, y compris dans les « nouvelles » organisations syndicales comme SUD, serait une excellente chose, mais il est évident cependant qu’il ne serait pas possible de reprendre les choses exactement au point où on les a laissées au début des années 1980.

En effet, un certain nombre de données nouvelles sont apparues qui modifient radicalement le contexte. Il est peut-être significatif que la fin de l’Alliance correspond grosso modo avec la fin des trente glorieuses et l’apparition du néolibéralisme et de la « mondialisation ». Peut-être la disparition de l’Alliance est-elle liée à son incapacité à s’adapter à ce nouveau contexte. Pendant la période d’activité de l’Alliance, il y avait encore massivement dans le mouvement ouvrier une conscience claire de la séparation des classes. C’était là un point qui était évident et qui n’était pas remis en cause.

Aujourd’hui, cette conscience de classe s’est considérablement effritée et il est parfois difficile d’en faire prendre conscience aux jeunes générations. Personne n’a pu empêcher ce phénomène d’effritement. L’imprégnation des idées néolibérales chez de nombreux salariés est à la fois le résultat d’une propagande patronale et gouvernementale extrêmement efficace et la conséquence de l’abdication des organisations syndicales16.

  • Le premier point qu’il paraît important de souligner est que la lutte sur le terrain idéologique paraît aujourd’hui plus que nécessaire.
  • Le second point est qu’il faut préparer les militants et les travailleurs aux différentes techniques de manipulation des groupes afin qu’ils soient capables de contrer les tentatives de prise de contrôle de leurs structures par de prétendues « avant-gardes », qui se manifestent aujourd’hui de manière moins évidente, mais pas moins réelle.
  • Le troisième point est que le travail de coordination ne pourrait plus se limiter aux organisations syndicales mais devrait s’étendre à toutes les instances du « mouvement social » qui se sont constituées en dehors du syndicalisme et des partis politiques.
  • Le dernier point est la nécessité d’étendre des relations au plan international, pour des raisons évidentes liées à la mondialisation, avec toutes les organisations proches par leurs objectifs et leurs pratiques.

Notes

1 Le texte présenté ici est une synthèse d’un document plus important : À propos de l’Alliance syndicalsite, publié par No Passaran, 21ter rue Voltaire, 75011 Paris. Retour au texte

2 Roger Hoyez fut le premier directeur de publication du journal de l’Alliance, Solidarité ouvrière. Retour au texte

3 Pendant des années la RP mit à la disposition de l’Alliance parisienne son local de la rue Jean-Robert, dans le 18e arrondissement. Retour au texte

4 Les lambertistes ont toujours courtisé les anarcho-syndicalistes qui leur donnaient une légitimité historique et une filiation virtuelle avec le mouvement ouvrier français. Lorsque s’est constitué le Parti des travailleurs, celui-ci, pour ne pas donner l’impression d’être un bloc monolithique, était constitué en théorie (très théoriquement, je dirais même), de trois tendances, dont une tendance « anarcho-syndicaliste ». Retour au texte

5 « Il y a eu deux grands courants socialistes, celui qui est jacobin, centralisateur, autoritaire, s’est établi dans les pays de l’Est. L’autre, le socialisme li­bertaire anarcho-syndicaliste, autogestionnaire, c’est celui que nous représentons. » (Le Monde, 19 octobre 1972.) Retour au texte

6 La présence d’anarcho-syndicalistes dans le Livre CGT, indiscutable, a cependant été largement surestimée. La Fédération du Livre a très longtemps été dominée par les « réformistes », terme sur lequel il faut éviter les malentendus et surtout ne pas le prendre dans le sens où les gauchistes utilisaient le mot. Il ne s’agissait pas d’un courant lié à un parti socialiste quelconque, mais qui entendait, indépendamment de tout parti, améliorer la situation des travailleurs et réaliser des réformes graduelles, ce qui ne l’empêchait nullement d’organiser lorsque c’était nécessaire, des actions extrêmement dures. En 1947 la fédération du Livre refusa la scission qui aurait conduit à la constitution d’une fédération Force ouvrière. Celle-ci, à son grand désespoir, ne s’implanta jamais réellement dans le livre – sauf chez les journalistes dont le syndicat est contrôlé par la fraction trotskiste lambertiste. Le Livre CGT continua donc à vivre dans la tradition unitaire de l’ancienne CGT, dans laquelle les différents courants s’expriment sans pour autant avoir à subir des exclusions. Ce qui n’empêchait pas des confrontations souvent un peu « rugueuses »… Retour au texte

7 Texte de la 9e condition : « Tout Parti désireux d'appartenir à l'Internationale Communiste doit poursuivre une propagande persévérante et systématique au sein des syndicats, coopératives et autres organisations des masses ouvrières. Des noyaux communistes doivent être formés, dont le travail opiniâtre et constant conquerra les syndicats au communisme. Leur devoir sera de révéler à tout instant la trahison des social-patriotes et les hésitations du « centre ». Ces noyaux communistes doivent être complètement subordonnés à l'ensemble du Parti. » Retour au texte

8 De vieux militants anarcho-syndicalistes qui avaient connu cette époque racontaient qu’ils ne prenaient pas les communistes au sérieux et qu’ils ne faisaient aucun effort pour les empêcher de prendre les postes. Retour au texte

9 Notamment Gaston Leval. Retour au texte

10 « L’acquisition de la conscience de classe n’est pas le résultat de l’adhésion à un parti politique, mais de la pratique de l’action et de la confrontation directe entre les travailleurs dans les structures décentralisées du syndicat » (Rôle des UL, congrès UD 92, novembre 1972) ; Retour au texte

11 Les effectifs « encartés » de l’Alliance n’ont sans doute jamais dépassé 150 militants. Sa sphère d’influence était cependant beaucoup plus importante. Retour au texte

12 La politique de la Ligue consistait à occuper un maximum de postes de permanents, la plupart du temps indépendamment de leur implantation réelle en militants. Cette stratégie était logique pour des gens qui se percevaient comme une direction de rechange de la classe ouvrière. Ça n’a pas empêché qu’ils fassent partie des charrettes, plus tard. Retour au texte

13 Evoquant le conflit entre syndicalistes révolutionnaires et communistes au sein de la CGT-U, Pierre Besnard écrit : « Malgré les efforts inouïs des syndicalistes, dont l’homogénéité ne fut pas la vertu dominante, les communistes triomphèrent définitivement. (...) Si les groupements syndicalistes révolutionnaires avaient été plus actifs, s’ils avaient su où ils allaient, il peut se faire, que l’écrasement eût été moins brutal et qu’une réaction devînt possible. Ce ne fut pas le cas. » Retour au texte

14 Le caractère de transition de cette génération de militants se manifeste notamment par la nature des relations que les militants de l’Alliance entretenaient avec les vieux militants ouvriers qui les avaient soutenus. La transmission de la mémoire révolutionnaire se faisait beaucoup par la parole – pendant les réunions, mais aussi au bistrot. Les anciens racontèrent ainsi des faits qui ne figureront jamais dans aucun livre d’histoire, d’autant que la CGT-SR détruisait périodiquement ses archives pour des raisons de sécurité. Chez Gaston Leval passaient des hommes comme Julian Gorkin, d’anciens combattants de l’armée insurrectionnelle makhnoviste, etc. Lorsque Gaston Leval racontait ses rencontres avec Lénine, Trotsky, Boukharine, ces personnages devenaient réels, ce n’étaient plus des personnages historiques. Alexandra Kollontai lui raconta en 1921 qu’elle avait peur de la direction du parti. Trotsky, de passage à Paris, craignait un mauvais coup de la part des sbires de Staline. Il demanda à la CGT-SR d’assurer sa sécurité. Les camarades lui répondirent qu’après le coup de Cronstadt il ne fallait tout de même pas exagérer. Marcel Body raconta que lorsque les bolcheviks eurent tenu trois mois au pouvoir, la direction du parti fit une fête à tout casser parce qu’ils avaient tenu aussi longtemps que la Commune de Paris. Bien entendu, à l’époque, nous ne pensions pas à noter tout cela et beaucoup de ce qui nous était raconté est perdu à jamais. Retour au texte

15 L’un des aspects de l’activité de l’Alliance syndicaliste, qui n’est pas traité ici, fut la réflexion théorique, qui souvent allait à contre-sens des positions traditionnelles du mouvement libertaire. Le lecteur pourra se reporter à la collection du journal de l’Alliance, Solidarité ouvrière, qui est en train d’être mise en ligne sur le site : www.la-presse-anarchiste.net. Il pourra également se reporter aux sites : http://1libertaire.free.fr et monde-nouveau.net. Retour au texte

16 Il faut mettre au crédit de la CGT que c’est elle qui résista le mieux, sans pour autant la disculper d’un large abandon. La nécessité impérieuse d’adhérer aux structures syndicales mises en place par l’Europe, dans lesquelles la CFDT disposait d’un véritable droit de veto à son égard, conduisit la direction confédérale CGT à des concessions dont on n’a sans doute pas encore mesuré l’ampleur. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

René Berthier, « Syndicalisme révolutionnaire et anarcho syndicalisme : l’expérience de l’Alliance syndicaliste », Dissidences [En ligne], 5 | 2013, publié le 27 mai 2012 et consulté le 29 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=311

Auteur

René Berthier