Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, Paris, Raison d’Agir, 2005.

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Maoïsme, Presse

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Libération, de Sartre à Rothschild : le titre masque plus qu’il ne révèle l’enjeu même de la démonstration de Pierre Rimbert. Il circonscrit une trajectoire dans l’espace médiatique, courant de la nécessité d’un journal conçu comme une « critique en acte » de la presse dominante, aux logiques d’actionnariat et de capitalisation successives qui transforment le journal et la raison même de son rapport à l’information. Dans ce mouvement, l’analyse participe davantage d’une lecture des ressorts de la contre-révolution néo-libérale au mitan des années 80 que d’une dénonciation d’un journalisme aux ordres. En somme, dans l’espace de la collection, l’ouvrage avoue sa proximité avec Pierre Bourdieu (Contre-feux 1, 1997) et Keith Dixon (Un digne héritier, 2000), Frédéric Lordon (Et la vertu sauvera le monde…, 2003) plus qu’il ne précise les philippiques de Serge Halimi (Les nouveaux chiens de garde, 1997). En ce sens, les pages consacrées aux origines de Libération déçoivent. La rupture induite par Libération dans le domaine de l’information est trop sommairement évoquée, à peine contextualisée par la référence à Kristin Ross (Mai 68 et ses vies ultérieures, Complexe, 2005) qui expliquerait pour partie, les ruptures que connaît le quotidien dans ses premières années : l’abandon du maoïsme au profit des luttes sociales (après Lip), la reconversion ensuite au gauchisme culturel (p. 35) ; viendra ensuite le temps du gauchisme commercial (1986). On sait peu donc, ce que fût exactement « l’information » pour les maoïstes des débuts, pour les militants d’un journalisme différent. L’essentiel, dans cette rapide description des premières années tient finalement au portrait, dessiné par touches, de la manière dont Serge July impose patiemment son point de vue, celui de faire de Libération un journal d’opinion, celle de la nouvelle gauche (p. 33). A ce point, quand s’opère le recentrage du journal (1981), la thèse de Rimbert prend toute son ampleur. La professionnalisation de Libération, souhaitée par Serge July et votée en assemblée générale, mène à une ligne rédactionnelle « qui mêle conformisme politique, orthodoxie économique, excentricité culturelle » (p. 45). L’« objectivité » journalistique est de mise, elle appelle la modernisation du quotidien, devenu une entreprise de presse. Serge July symbolise celle-ci. Il est l’homme des médias. Dans ce mouvement s’organise la fuite en avant capitalistique du quotidien (p. 61). Ses capitalisations successives relèvent d’un engrenage, mènent à un jeu de dupes où s’affirme le gauchisme culturel et le traitement du fait-divers, masques du néo-libéralisme orthodoxe des pages économiques, des chroniques et des articles du quotidien. Rimbert démonte patiemment cet engrenage, montrant que l’appel aux patrons « de gauche » et la logique affirmée de l’entreprise relèvent autant de la normalisation économique des médias que du projet politique de modernisation de la deuxième gauche. Libération participe de fait à toutes ses batailles, usant des pages économiques pour peser sur les débats internes du gouvernement et du Parti socialiste en 1982-1983 à propos du Système monétaire européen (SME) notamment. A ce point du récit, Libération importe alors moins à l’auteur que les réseaux que son actionnariat pointe. Différentes générations co-existent, toutes convaincues de la nécessité d’une modernisation libérale de la gauche. Le syndicalisme chrétien (CFTC puis CFDT) se joint aux hauts fonctionnaires planificateurs des années 50 devenus patrons d’industrie, recrutant à Sciences Po et l’ENA les chantres du néo-libéralisme. En somme, Libération constitue l’un des éléments d’une nébuleuse idéologique dont la Fondation Saint-Simon représente le pôle intellectuel. L’examen des pages Rebonds et des débats du quotidien, le rôle stratégique de la rubrique économique dans les années 80, montrent l’intense circulation des thèmes, la construction d’une opinion publique structurée par les axiomes de l’archaïsme des avantages acquis et l’équation libérale / libertaire synonyme de modernité, la défense de la société civile contre le socialisme étatiste (p. 106). Le paradoxe pointé par Pierre Rimbert tient au statut de cette offensive idéologique dont le quotidien fut l’un des outils. Elle est l’effet de « modernisateurs » vaincus en 1981 (ainsi Libération en 1978 « jouait » Rocard contre Mitterrand), elle ouvre la voie à une « deuxième droite » où Libération n’a plus d’identité, d’où sa crise actuelle. On saisit dans ce (trop) rapide compte-rendu l’apport essentiel de l’ouvrage de Pierre Rimbert qui, derrière la banalité d’une trajectoire devenu lieu commun du devenir des soixante-huitard, pointe un paysage idéologique et des réseaux opératoires, structurés dès les années 50 dans la mouvance mendésiste pour qui, à chaque époque, la presse fit office de relais pédagogique (Le Nouvel Obs, L’Express, Libération…). Dans le parcours de Libération, du gauchisme politique au gauchisme commercial, l’inefficacité de la critique artistique du capitalisme – pointée par Luc Boltanski dont les analyses nourrissent nombre de ces pages1 - s’apprécie d’autant qu’elle se comprend comme un trompe l’œil, forgé par la deuxième gauche dans l’optique d’une « modernisation » libérale. Le rêve caressé par la Résistance dont Libération se réclamait en 1974, d’une presse rétive au pouvoir de l’argent, n’est plus. La deuxième gauche non plus, à la lecture du devenir de ce qui fut l’un de ses plus flamboyants relais dans la décennie 80. Tout ceci appartient à une histoire marquée par la légende et l’autocélébration du journal à l’occasion de ses anniversaires, comme le soulignent l’introduction et la conclusion. La très récente démission de Serge July (29 juin 2006) n’est que le point final d’une histoire déjà terminée.

Notes

1 Luc Boltanski, Eve Chiappello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard / NRF, 2000. Retour au texte

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Référence électronique

Vincent Chambarlhac, « Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, Paris, Raison d’Agir, 2005. », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 03 avril 2012 et consulté le 29 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=245

Auteur

Vincent Chambarlhac

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