Les portes de l’enceinte antique d’Autun et leurs modèles (Gaule, Italie, provinces occidentales de l’Empire romain)

DOI : 10.58335/shc.325

Résumé

Relevant de l’archéologie de la construction, l’approche des portes urbaines d’Augustodunum que j’ai adoptée dans ma thèse repose sur trois volets principaux et complémentaires : d’abord, l’évaluation et l’exploitation du fonds documentaire ancien, ensuite, la lecture stratigraphique des élévations et l’étude archéologique du bâti, enfin, la mise en série des portes d’Autun avec l’ensemble des édifices du même type avec lesquels elles entretiennent un lien de parenté. En un mot, il s’est agi de prendre la mesure de l’ensemble de la documentation disponible et de faire en sorte que des données multiformes puissent être croisées avec profit, qu’il s’agisse de fouilles et de sondages archéologiques (anciens ou contemporains), des représentations graphiques ou photographiques, de relevés architecturaux, de descriptions textuelles ou de dossiers de restauration constitués par la Commission des Monuments historiques. Loin d’être une phase préliminaire de travail déconnectée de l’étude archéologique du bâti proprement dite, le travail sur la documentation ancienne a dû être mené de manière conjointe avec le travail de terrain. Il était dès lors envisageable de proposer des restitutions : restitution du mode d’implantation des portes urbaines au moment de la fondation d’Augustodunum, restitution des phases de chantier successives, restitution du projet architectural originel, restitution du plan complet des portes, restitution de l’organisation interne des tours mais aussi restitution sur le temps long des différentes phases de la vie de chacune des quatre portes.

Plan

Texte

La ville d’Autun s’élève sur les ruines d’Augustodunum, ville nouvelle fondée au début de l’époque augustéenne (fin du Ier s. av. J.-C.) pour accueillir la population de Bibracte. Il semble en effet que les Eduens aient quitté l’oppidum du mont Beuvray pour établir une ville manifestant l’ancienneté de leurs liens avec Rome et leur pleine adhésion au nouvel ordre romain en Gaule mais aussi, plus pragmatiquement, pour se rapprocher de certaines ressources minières, des nouvelles voies de communication et de commerce. La nouvelle capitale éduenne a très rapidement occupé une place de choix parmi les villes de la province de Gaule Lyonnaise et, à ce titre, il n’est pas surprenant qu’elle ait été dotée dès sa fondation d’une vaste enceinte urbaine scandée de tours et de portes monumentales.

UNE NOUVELLE ETUDE DES PORTES D’AUTUN ?

Autun : un cas d’étude privilégié

Le rempart de la ville comptait quatre portes monumentales : la porte d’Arroux, la porte Saint-André, la porte de Rome et la porte Saint-Andoche1. Si la porte de Rome a disparu au plus tard au XVIème siècle, la conservation des trois autres portes fait d’Autun un cas unique. Les portes d’Arroux et Saint-André présentent encore aujourd’hui deux larges passages, flanqués de part et d’autre par deux baies plus petites pour le passage des piétons : l’ensemble supporte une galerie couverte à arcades. Par ailleurs, la porte Saint-André conserve également l’une de ses deux tours de flanquement originelles, tout comme la porte Saint-Andoche (Annexe 1).

Une telle situation de conservation est sans exemple au sein de l’Empire : ni Rome, ni l’Italie, ni la Gaule Narbonnaise, ni aucune autre province occidentale ne présentent au sein de la même ville un tel ensemble de portes urbaines d’époque augustéenne dont la galerie supérieure et les tours de flanquement soient conservées à ce degré. Les portes urbaines d’Italie qui paraissent les mieux conservées, à Spello ou à Turin, sont en réalité celles qui furent le plus restaurées (dans les années 1930) ; quant à la porta Praetoria d’Aoste et la porte de Fano (connue sous le nom d’arc d’Auguste) qui conservent toutes deux partiellement leurs tours de flanquement, c’est leur galerie supérieure qui a disparu (Annexe 2). L’étude des portes d’Autun ne se justifie donc pas du seul point de vue « gallo-romain », ce sont les potentialités de sa contribution à la connaissance globale du type architectural de la porte urbaine à l’échelle de l’Occident romain qui m’ont incité à me lancer, sous la direction d’Olivier de Cazanove, dans l’examen approfondi de leur architecture et de l’ensemble des marques visibles sur leur bâti.

Un intérêt pour les portes ancien mais inégal

Pourtant, à en croire Prosper Mérimée, alors inspecteur général des Monuments historiques, « les deux portes antiques d’Autun sont trop connues pour qu’il soit nécessaire d’en donner une nouvelle description »2 : bien sûr, longue est la chaîne de descriptions, de dessins, de débats qui constituent un fonds documentaire ancien qu’il s’est agi pour moi d’étudier pour la première fois dans sa globalité. Les études des portes autunoises avaient beau être nombreuses et anciennes, l’écrasante majorité d’entre elles étaient, sinon redondantes, du moins superficielles. En réalité, alors qu’on les avait longtemps considérées comme de vieilles connaissances, les portes romaines d’Autun se sont révélées être de belles inconnues.

En effet, en dépit de l’importance des vestiges conservés, il n’existait pas de monographie rassemblant l’ensemble des connaissances archéologiques sur les quatre portes d’Autun, ni même de monographie consacrée à l’une de ces portes en particulier. Paradoxalement, ces portes, depuis longtemps présentées comme des vestiges gallo-romains symboliques du patrimoine national, n’avaient pas donné lieu aux recherches approfondies qu’elles méritaient3. Plus largement, il n’existe pas non plus de synthèse récente sur les portes urbaines d’époque augustéenne à laquelle on puisse se reporter. Pourtant, la période augustéenne, comme la période antérieure de la République finissante, est un moment où la porte monumentale apparaît comme un marqueur manifeste dans le paysage de l’intégration des cités au monde romain.

A cela s’ajoute le fait que certaines des portes, en raison du manque de données, de leur inégal état de conservation mais aussi pour des raisons parfaitement subjectives, ont longtemps été victimes d’un certain désintérêt. La porte Saint-André a notamment souffert de la comparaison avec la porte d’Arroux, unanimement reconnue comme la plus belle du point de vue esthétique et comme la plus soignée du point de vue des techniques de construction. Etonnamment, ce désintérêt de la part des visiteurs s’est propagé aux érudits et aux chercheurs d’hier et d’aujourd’hui. Quant à la tour de la porte Saint-Andoche, l’étude de son bâti n’avait jamais été entreprise au point qu’on lit souvent qu’à Autun ne subsistent que deux portes romaines, et non trois – une situation d’autant plus absurde que la porte Saint-Andoche donne à voir des éléments que les deux portes précédentes n’ont pas conservés. La porte de Rome, enfin, qu’aucune des sources textuelles ou iconographiques à notre disposition ne mentionne encore debout mais qui a cristallisé les légendes, méritait que l’on s’attache à rassembler l’ensemble des mentions ou des éléments s’y référant.

UNE ETUDE NOUVELLE DES PORTES D’AUTUN

L’approche retenue pour étudier d’une manière renouvelée les portes romaines d’Autun repose sur trois axes : l’étude du fonds documentaire ancien, l’analyse archéologique des élévations conservées et la mise en série des portes d’Autun au sein des autres portes monumentales de l’Occident romain. La jeune discipline qu’est l’archéologie de la construction m’a fourni des méthodes d’analyse susceptibles de tirer le meilleur parti des données archéologiques disponibles dans le cas des portes d’Augustodunum. C’est la raison pour laquelle j’ai associé une approche archéologique de la construction avec une perspective d’histoire longue, en m’intéressant à ces édifices depuis leur construction jusqu’à l’époque contemporaine. En somme, il s’agissait d’étudier, pour la première fois de manière conjointe, leur construction, leur(s) destruction(s) et leur(s) restauration(s)4.

L’étude du fonds documentaire ancien

Richesse et abondance du fonds documentaire ancien

L’intérêt pour ces portes monumentales étant bien attesté dès la Renaissance, il est normal que les descriptions et les représentations iconographiques de ces vestiges archéologiques ne manquent pas. Les représentations les plus anciennes des portes d’Autun remontent aux environs de 1545 (J. Androuet du Cerceau). Quant aux sources textuelles relatives aux portes romaines d’Autun, elles constituent un ensemble aussi copieux qu’hétérogène : récits de voyageurs, guides pittoresques, dictionnaires géographiques, travaux d’antiquaires, notices accompagnant les publications illustrées in-folio, dossiers de restauration, ouvrages de fiction, etc. Jacques Léauté dans les dernières décennies du XVIème siècle, Edme Thomas au milieu du XVIIème siècle, l’abbé Germain et l’ingénieur Thomassin au milieu du XVIIIème siècle, J. de Rosny en 1802, la dynamique Société Eduenne et notamment H. de Fontenay en 1889, A. Rebourg et A. Olivier à la fin du XXème siècle, entre autres, ont chacun brossé une description des portes et dressé un bilan plus ou moins développé des connaissances de l’époque. Outre les sources écrites, nous disposons d’une iconographie très riche sur les portes antiques d’Autun, au total plus de 270 représentations distinctes – pour ne parler que des documents antérieurs au milieu du XXème s. – , qu’il s’agisse de dessins de voyageurs, de tableaux, de photographies anciennes, de relevés ou de plans réalisés par des architectes (Androuet du Cerceau, Martellange, Hittorff, Chenavard, Viollet-le-Duc, Roidot-Deléage, Guenand, Moissonnier…). Une partie importante de mon travail a donc consisté à rassembler et à inventorier sous la forme de deux bases de données cette documentation dispersée5. Largement méconnue, inégalement exploitée, cette documentation est d’autant plus précieuse que les rares fouilles des fondations des portes, de leurs tours de flanquement ou des zones à leur immédiate proximité n’ont pas souvent permis d’obtenir des données concluantes (à supposer que leurs conclusions aient été consignées par écrit).

Pouvoir gérer les sources dans leur diversité comme dans leurs parentés

Du fait de l’abondance des sources et des profondes similitudes qu’elles entretiennent parfois les unes avec les autres, il était impératif de mettre en place des protocoles d’évaluation spécifiques à la nature des sources mais aussi de cerner au plus près la genèse de chaque document. Je me suis en effet rendu compte que les documents témoignant d’observations personnelles de visu (méthode dite autoptique) étaient minoritaires face aux sources de seconde main, plus ou moins largement inspirées des travaux de leurs devanciers6. Il n’y a donc pas de corrélation systématique entre la date de réalisation d’un document et la date de l’état du bâti évoqué dans ce même document dans la mesure où il est fréquent qu’un auteur reprenne à son compte les travaux de ses devanciers. Le même phénomène est observable chez certains cartographes et dessinateurs qui n’ont visiblement pas effectué leur relevé in situ mais au moyen d’une représentation iconographique qu’ils avaient sous les yeux. La mise en série critique de l’ensemble de la documentation ancienne s’est donc imposée comme une étape impérative et préalable à toute exploitation de ces données pour reconstituer l’histoire longue du bâti des portes romaines : sans cela, impossible de situer ou d’évaluer la nature exacte du témoignage apporté par tel ou tel document à la connaissance des portes

Une vision globale et renouvelée des portes urbaines

Jamais à ma connaissance les sources écrites relatives aux portes romaines d’Autun n’avaient été traitées comme un tout : c’est précisément cette approche globale qui a permis de mettre de l’ordre dans le long discours qu’ont successivement tenu les auteurs anciens sur les portes de la capitale éduenne, de comprendre la genèse et la nature des relations entretenues par ces textes, de mettre en lumière les apports comme les emprunts, de suivre la naissance et la transmission d’une idée, qu’elle soit erronée (comme l’ensemble de la vulgate relative à la porte de Rome) ou pertinente (comme le rapprochement effectué précocement par des antiquaires entre la tour du couvent Saint-Andoche et l’église accolée à la porte Saint-André). L’étude globale de la documentation écrite a notamment permis de comprendre comment s’est élaborée la connaissance des portes, dans un parcours qui est loin d’être une course linéaire vers la vérité. L’appréhension globale de cette masse textuelle m’a empêché d’être obnubilé par les auteurs consacrés par les chercheurs autunois comme des phares dans l’obscurité de l’ignorance, tel Edme Thomas, et m’a permis au contraire de (re)mettre au jour des travaux antérieurs et méconnus (ceux du médecin Léauté, des ingénieurs Thomassin et Antoine ou de l’amateur Crommelin, par exemple).

Quant à l’étude des sources iconographiques, la problématique générale n’était pas fondamentalement différente. Mon travail a consisté à cerner leur diversité, à mettre en œuvre différents protocoles adaptés à leur nature pour les évaluer, à les mettre en série et, enfin, à les exploiter. Chaque document a été évalué afin de déterminer, non pas s’il pouvait ou non être utilisé comme témoignage fiable documentant un état du bâti, mais dans quelle mesure et jusqu’à quel point il pouvait l’être, qu’il s’agisse du dessin d’un antiquaire ou du relevé d’un architecte. Comme pour les sources écrites, l’analyse critique des documents iconographiques m’a conduit à pointer les défauts de relevés dont la qualité était jusqu’alors louée de manière excessive et à mieux dater nombre de vues des portes. En effet, trop souvent, la date de publication est confondue avec la date d’exécution, ce qui a de lourdes conséquences sur la reconstitution de l’histoire longue du bâti des portes. Pour n’en donner qu’un exemple, les estampes publiées en 1710 pour illustrer l’ouvrage de F. Baudot ne sont en réalité qu’un état appauvri et déformé de dessins réalisés à la fin du XVIème siècle, dans les années 1580-1590, par J. Léauté (Annexe 3). La base de données consacrée aux 270 représentations en élévation des portes d’Autun constitue un outil documentaire mais surtout une analyse critique de chaque document sans laquelle toute exploitation correcte des données au sein de la réflexion sur l’évolution des portes sur le temps long aurait été impossible.

Le but de l’appréhension globale du fonds documentaire ancien relatif aux portes d’Autun est en effet de contribuer à la restitution de l’histoire longue des portes urbaines, de la période antique à la période contemporaine. Dans cette optique, les résultats issus de l’étude critique des sources anciennes ont été croisés avec les données techniques fournies par le fonds d’archives de la Commission des Monuments historiques et, bien sûr, avec les résultats de l’étude archéologique du bâti des portes autour de laquelle s’est articulée toute ma thèse. Aussi cet important travail qui pourrait sembler à première vue n’être qu’un travail de pure historiographie s’inscrit-il pleinement dans l’approche archéologique du bâti sur le temps long pour expliquer les marques laissées sur le bâti des portes romaines au gré des accidents et des interventions humaines depuis le début du XVIème siècle jusqu’à nos jours.

L’analyse archéologique du bâti conservé

Si le volet préliminaire de mes recherches doctorales m’a conduit à me concentrer sur le fonds documentaire relatif aux portes romaines d’Autun, la seconde phase, qui constituait le cœur même de la thèse, a logiquement consisté à mener l’analyse architecturale des portes et à proposer l’étude archéologique de leur bâti conservé. Pour le dire rapidement, l’archéologie de la construction est une approche archéologique reposant sur l’idée que l’étude des constructions en élévation et de leurs transformations n’est pas moins fructueuse que la fouille en sous-sol : tout l’intérêt est de parvenir à déterminer, parmi les traces qu’un édifice porte de sa longue vie, lesquelles relèvent de sa naissance, lesquelles du reste de son âge.

Lire et analyser les vestiges conservés

La première étape consiste à effectuer in situ le repérage des différents éléments architecturaux qui composent le bâtiment : il peut s’agir de soubassements, de piédroits, de murs, d’arcs, de voûtes, d’assises, voire de blocs mais aussi de traces d’arrachement, de creusement ou de cavités. En distinguant ces unités élémentaires correspondant chacune à un geste constructif – on les appelle « unités stratigraphiques construites » –, on parvient à établir une chronologie relative des états successifs du monument lors de sa construction puis au cours de sa longue existence. Ce premier phasage, exclusivement fondé sur des observations effectuées sur le bâti conservé, doit ensuite être confronté aux données issues de l’étude du fonds documentaire ancien, on y reviendra.

L’analyse archéologique et stratigraphique du bâti conservé a été menée de manière attentive pour les portes d’Arroux et de Saint-André et de manière ponctuelle pour la tour Saint-André et la tour Saint-Andoche. Malgré la somme considérable de documentation écrite et figurée relative à ces portes antiques, j’ai parfois eu le sentiment qu’elles n’avaient jamais été observées que de manière partielle, que ce soit par les visiteurs de passage ou par les érudits autunois, par de simples curieux ou par des connaisseurs éclairés. Quelques exemples : aucun témoignage ancien ne mentionne le bloc d’architrave retourné sur le revers de la façade de la porte d’Arroux alors qu’on le distingue nettement. Pas une ligne non plus sur la présence des deux blocs de calcaire oolithique appartenant au deuxième niveau de la porte Saint-André, prouvant ainsi que les assises de grès arkose qui constituent le reste de la galerie ne peuvent pas relever de la phase initiale de construction. Personne, à ma connaissance, n’avait jamais souligné non plus que les arcs de la porte Saint-André ne présentaient pas le même nombre de claveaux sur leur façade côté campagne et sur leur face arrière. De même, personne n’avait signalé que les impostes des passages centraux de la porte d’Arroux étaient fortement dissymétriques. Les portes « trop connues pour être décrites » de Mérimée n’avaient en définitive pas même été réellement regardées.

Mettre les données anciennes au service de l’interprétation archéologique

Il s’agit là de la seconde étape. En s’appuyant sur les nombreuses représentations iconographiques datées des portes puis en mettant en série de manière relative celles dont la date est inconnue, on se concentre sur tous les éléments qui divergent avec l’état de conservation actuel des portes urbaines : dès lors, on se rend compte que des blocs antiques ont été remplacés par des pierres neuves, que des arcs ont été reconstruits, que des structures bâties ont été accolées puis démantelées, que des trous ont été percés, etc. – toutes sortes d’informations qui permettent d’interpréter correctement les diverses traces observables sur les élévations conservées et parfois de les dater de manière précise (Annexe 4). Cette seconde étape permet donc de situer avec certitude certaines phases postérieures à l’antiquité au sein de la longue série d’événements qui ont affecté le bâti des portes romaines. L’identification de ces phases permet évidemment de restituer l’histoire des portes sur le temps long (Annexe 5) mais aussi, par élimination, de mieux connaître les unités stratigraphiques qui doivent être attribuées à la phase initiale de construction. En ne considérant que ces dernières, on est en mesure de cerner comment le chantier de construction a fonctionné, à quel rythme, avec quelle organisation, avec quels matériaux, selon quel projet architectural, etc.

Etablir une documentation graphique de référence

Cela dit, il ne suffit pas de s’appuyer sur la documentation ancienne qui, on l’a dit, peut être largement sujette à caution : il est fondamental de constituer parallèlement une documentation graphique nouvelle. Les relevés que j’ai ainsi réalisés à l’aide des méthodes nouvelles de photogrammétrie fournissent d’ailleurs un moyen efficace d’apprécier précisément les déformations des documents anciens, une fois mis à même échelle, et ainsi d’évaluer la fiabilité des relevés anciens7. C’est donc ainsi une perspective historiographique qui est abordée par le biais de l’histoire du relevé architectural et du patrimoine bâti français.

En somme, l’étude archéologique du bâti, fondée sur l’interprétation des unités stratigraphiques construites et sur l’analyse détaillée des moindres traces anthropiques laissées dans la pierre, débouche sur la possibilité de proposer des restitutions en trois dimensions des portes d’Autun. Ces sortes de maquettes numériques sont un moyen de renouveler le questionnement sur la fonctionnalité de ces édifices : elles permettent en effet au chercheur de réfléchir de manière concrète et visuelle sur les problèmes d’accès et de circulation entre telle ou telle partie de la porte, sur la nature et la forme des toitures, sur les systèmes de fermeture ou encore d’estimer le volume des matériaux de construction8.

La mise en série des portes d’Autun à l’échelle de l’Occident romain

Un changement d’échelle indispensable

Si l’étude monographique de chacune des quatre portes était indispensable, cette démarche demeure toutefois incomplète sans une prise en compte globale des données des quatre portes urbaines d’Autun. Leur étude comparée à l’échelle de la ville d’Augustodunum a pour objectif de les comparer les unes par rapport aux autres, que ce soit au niveau de leur plan, de leur élévation, du décor architectonique, de leur articulation avec les murs de courtine, des techniques de construction et des matériaux – seule méthode permettant, à mon sens, d’aborder la question de l’organisation des travaux et des maîtrises d’ouvrage, de comprendre si plusieurs équipes distinctes étaient intervenues au niveau de chaque porte, voire d’apporter des éléments de chronologie relative.

Ce premier changement d’échelle, d’une porte urbaine particulière à la totalité des portes de la ville d’Autun, en appelle un second, d’Augustodunum au reste de l’Empire. En quoi était-il pertinent de replacer les portes romaines d’Autun dans le contexte plus large de la construction des portes urbaines en Italie et dans les provinces occidentales de l’Empire à la fin de la République et au début du Haut Empire ? En réalité, de multiples comparaisons s’imposent entre les portes urbaines d’Augustodunum et bon nombre de portes d’Italie ou des provinces occidentales, à commencer par celles de Gaule Narbonnaise (Aix-en-Provence, Arles, Fréjus, Nîmes, Orange, Toulouse, Valence, Vienne…). Il s’agit de réfléchir à partir des portes d’Augustodunum à la transmission d’un modèle de porte urbaine dont la porta Nigra de Trèves, datée de la seconde moitié du IIème siècle de notre ère, serait une descendante : la porte urbaine à cour intérieure et à galerie supérieure flanquée de deux tours9. Pour tenter de comprendre par quels canaux ce type de plan s’est diffusé pour être finalement réalisé à Autun, il est nécessaire d’examiner séparément l’évolution de ses composantes en se concentrant tour à tour sur les portes flanquées de deux tours à talon, sur les portes à cour intérieure, sur les portes à plusieurs baies et sur les portes à galerie supérieure. Cette phase de recherche a trouvé sa concrétisation dans la réalisation d’un atlas des portes urbaines monumentales de l’Occident romain dont l’objectif principal réside dans la mise en série de tous ces édifices afin de pouvoir y situer avec précision celles d’Autun (Annexe 6).

Les modalités de la transmission des modèles architecturaux

Un tel outil a également été conçu dans l’intention de pouvoir cerner au plus près tout ce qui permettrait de déterminer les sources et les influences de leur(s) architecte(s). Dans le cadre de ces études, les portes d’Italie antérieures et contemporaines à celles d’Autun ont été tout particulièrement l’objet de mon attention afin de cerner le rôle de la péninsule dans ces processus de romanisation : dans quelle mesure l’Italie est-elle un lieu d’expérimentation des modèles architecturaux ? Comment évolue sur le sol italien cet objet architectural qu’est la porte urbaine ? Y a-t-il des modèles qui ne sont pas exportés dans les provinces occidentales? Y a-t-il, au contraire, des schémas présents en Gaule mais inédits en Italie ?

Les cas d’étude ne manquent pas : Porta Palatina à Turin, Porta Praetoria à Aoste, Porta Leoni et Porta Borsari à Vérone, Porta Venere à Spello, la porte septentrionale de Quarto d’Altino, les portes de Concordia mais aussi celle(s) de Rimini, Fano, Sepino… Aussi s’agit-il, à travers l’étude des portes d’Augustodunum, de mieux comprendre le procédé complexe de « romanisation » depuis le centre vers la périphérie : par quelle voie ces modèles architecturaux sont-ils parvenus à Augustodunum ? à quel rythme ? quelle est la part des modèles italiens, quelle est celle des intervenants locaux et des traditions régionales ?

Même si la problématique de la transmission des modèles architecturaux et des solutions techniques depuis l’Italie vers la périphérie de l’Empire est beaucoup plus complexe que cela, il est clair que le modèle architectural dont descendent les portes d’Autun a été progressivement élaboré en Italie au cours du dernier siècle de la République mais cette transmission s’est-elle faite de manière directe depuis l’Italie10 ou indirecte après avoir transité par la Narbonnaise, province la plus anciennement romanisée des Gaules11 ? Cela dit, il serait simpliste de considérer les portes d’Autun comme l’importation clé-en-main d’un schéma architectural italien. En effet, la solution de flanquement qui a été adoptée par l’architecte qui a conçu les portes monumentales d’Augustodunum recourt à des tours à talon rectangulaire (côté ville) et à avancée semi-circulaire (côté campagne) alors que ce dispositif semble totalement inconnu en Italie. On observe en revanche une répartition régionale de ce dispositif assez convaincante au niveau de la Gaule Lyonnaise et de la Narbonnaise (Annexe 7). Ces réflexions autour de la transmission des modèles romains en Italie et en Gaule demandent d’ailleurs à être poursuivies dans le cadre de la publication de ma thèse.

CONCLUSION

Au terme de l’exposé des trois axes qu’ont suivis mes recherches, il est logique d’aborder la question de la datation des portes romaines d’Autun. En l’état actuel des connaissances, aucun élément objectif ne remet en cause l’appartenance des quatre portes urbaines au même projet : dès lors, il est raisonnable de considérer que la construction des quatre portes est plus ou moins simultanée ou du moins qu’elles furent édifiées au cours de la même décennie. Paradoxalement, l’analyse stratigraphique des élévations n’a pas vocation à fournir de datation absolue quand elle ne s’accompagne ni de fouilles, ni d’analyses archéométriques mais elle a toutefois permis d’écarter certaines idées communément admises par la communauté scientifique concernée. On ne peut désormais plus défendre l’idée d’une contemporanéité des deux niveaux de la porte Saint-André et, de ce fait, les hypothèses de datation de la porte urbaine fondées sur l’analyse stylistique des chapiteaux de pilastre de son second niveau sont invalidées. Or, jusqu’ici, on considérait que la construction de cette porte était datée par ses chapiteaux de la période augusto-tibérienne, ce qui venait fausser les réflexions sur la fondation d’Augustodunum. Quant à la porte d’Arroux, du fait de la fragilité des critères de datation, on est cependant obligé de rester prudent et de s’en tenir, pour l’heure, à l’hypothèse d’une datation médio-augustéenne, sans doute de peu antérieure au changement d’ère12. En l’attente de fouilles, seules susceptibles d’apporter une datation stratigraphique, la datation des portes monumentales d’Augustodunum paraît condamnée à rester une question ouverte.

Notes

1 Leur dénomination antique est inconnue et leur nom actuel remonte au Moyen Âge. Retour au texte

2 P. Mérimée, Notes d’un voyage dans le Midi de la France, Paris, Fournier, 1835, p. 52. Retour au texte

3 En effet, les érudits reconnaissent volontiers que la porte d’Arroux et la porte Saint-André ne sont pas n’importe quel monument romain : la première est considérée comme « le plus bel ouvrage laissé par les Romains dans la Gaule celtique. C’est un monument du plus grand intérêt, non-seulement pour la ville d’Autun, mais encore pour toute la France. » selon deux membres de la Société Eduenne, société savante autunoise. Elle fut même choisie comme symbole de la période gallo-romaine pour illustrer la page de titre du Manuel d’archéologie gallo-romaine d’A. Grenier. Pourtant, avant les recherches d’A. Olivier et d’A. Rebourg interrompues par la disparition de ce dernier, les dernières études remontaient à la fin du XIXème siècle : H. de Fontenay, Autun et ses monuments, Autun, Dejussieu, 1889 ; A. Olivier, Les portes de l’enceinte d’Autun, dans M. Pinette (dir.), Autun – Augustodunum : capitale des Eduens : exposition (Autun, 16 mars – 27 octobre 1985), Autun, Ville d’Autun, 1987, p. 55-58 ; A. Rebourg, L’urbanisme d’Augustodunum, thèse de doctorat, Lille, université Charles de Gaulle (Lille III), 1993. Retour au texte

4 Les restaurations sur les enceintes (et sur leurs portes) sont très fréquentes et il importe au plus haut point de cerner leurs limites avec exactitude pour écarter tout risque de confusion entre l’aspect originel de l’édifice et ses restaurations antiques et modernes. Autun en est un excellent exemple avec sa porte orientale, la porte Saint-André, restaurée de manière vigoureuse par l’architecte E. Viollet-le-Duc de 1847 à 1849. La perception actuelle du visiteur est encore aujourd’hui influencée, pour ne pas dire faussée, par cette restauration d’importance. Retour au texte

5 La majorité des documents en question est conservée à la Bibliothèque nationale de France (département des Cartes et Plans, Cabinet des Estampes), à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine (archives de la Commission des monuments historiques, photothèque, planothèque) et à la bibliothèque de la Société Eduenne. Retour au texte

6 Au terme de ce travail de critique des sources, pour matérialiser les relations de parenté (pouvant aller jusqu’au plagiat) qu’entretenaient entre elles les sources, j’ai décidé de recourir au schéma d’arborescence que les philologues utilisent pour figurer les ramifications des différentes branches au sein d’une famille de manuscrits, le stemma. Sur la méthode d’établissement du stemma, cf. V. Barrière, L’archéologie du bâti face aux sources postérieures à l’Antiquité : le cas des portes urbaines d’Augustodunum (Autun), dans Quelles sources pour une étude de la Méditerranée antique : approches, enjeux, méthodes, actes de colloque, 8-9 avril 2011, MMSH, Aix en Provence, Presses Universitaires de Provence [publication prévue fin 2013]. Retour au texte

7 Sur la méthode d’évaluation des relevés architecturaux, cf. V. Barrière, Relevés architecturaux connus et méconnus de la porte d’Arroux : étude de la documentation graphique relative aux antiques d’Autun dans les collections de la Société éduenne. Les travaux de Chenavard et Roidot-Deléage, dans Mémoires de la Société Eduenne, LVII, fasc. 5, 2009-2010, p. 333-343. Retour au texte

8 Ce type de modèle 3D présente l’intérêt de pouvoir reconstituer à l’aide des données archéologiques disponibles les parties aujourd’hui manquantes telles que les tours de flanquement ou encore le dispositif de cour intérieure que comportait la porte d’Arroux. Ce type de portes urbaines est illustré non seulement en Italie par la porta Palatina de Turin, la porta Praetoria d’Aoste, la porta Leoni de Vérone ou encore la porta Venere de Spello mais aussi en Gaule Narbonnaise (par exemple, à la porte Auguste de Nîmes ou à la Porterie, porte nord de l’enceinte de Toulouse). Pour la démonstration de l’existence d’une cour intérieure au niveau de la porte d’Arroux, cf. V. Barrière, Les portes de l’enceinte antique d’Autun et leurs modèles (Gaule, Italie, provinces occidentales de l’Empire romain), thèse de doctorat, sous la direction d’O. de Cazanove, 3 volumes, Dijon, 2012. Retour au texte

9 Sur la catégorie architecturale de la porte urbaine à cour intérieure en Gaule et en Italie du nord, cf V. Barrière, Un sas entre ville et campagne : les portes à cour intérieure en Gaule (Cisalpine comprise), dans Actes du colloque international « Franges urbaines et confins territoriaux : la Gaule dans l’Empire » (Versailles, 29 février – 3 mars 2012), Paris, Errance [publication prévue fin 2013]. Retour au texte

10 Les colonies romaines d’Aoste et de Turin, situées au niveau de l’arc alpin, ne sont séparées d’Autun que par l’arc jurassien. Or, leurs portes urbaines présentent de grandes similitudes avec celles d’Autun et sont datées de la période augustéenne antérieure au changement d’ère. Retour au texte

11 Du point de vue de la comparaison morphologique, ce sont en effet les portes d’Auguste et du Cadereau à Nîmes qui fournissent les parallèles les plus pertinents à la porte d’Arroux, voire à la porte Saint-André. La porte de la Redoute à Arles dont les tours de flanquement présentent un soubassement mouluré très proche de celui de la porte Saint-André appartient également à la même série, même si des différences importantes existent. On ne peut que regretter de ne pas suffisamment connaître aujourd’hui les portes urbaines de Gaule Narbonnaise du début de l’Empire situées sur les bords du Rhône, à Arles, à Valence ou à Vienne… Retour au texte

12 Sur les débats actuels autour de la datation des portes d’Arroux et Saint-André, cf. M. Kasprzyk, Les cités des Eduens et de Chalon durant l’Antiquité tardive (v. 260-530 apr. J.-C.). Contribution à l’étude de l’Antiquité tardive en Gaule centrale, thèse de doctorat, Archéologie, Dijon, Université de Bourgogne, 2005 ; V. Brunet-Gaston, Le décor architectonique dans l’Arc jurassien « étendu », de Augustodunum-Autun (Saône-et-Loire, F) à Augusta Raurica-Augst (Bâle-Campagne, CH), dans C. Bélet-Gonda, J.-P. Mazimann, A. Richard, F. Schifferdecker (éd.), Premières Journées Archéologiques Frontalières de l’Arc Jurassien : Mandeure, sa campagne et ses relations d’Avenches à Luxeuil et d’Augst à Besançon. Actualités archéologiques régionales, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 73-83 ; A. Olivier, La porte d’Arroux à Autun : observations sur l’architecture et le décor d’une porte d’enceinte gallo-romaine du Haut-Empire et sa parenté avec l’arc honorifique de Langres, dans RAE, 59, 1, 2010, p. 265-286 ; V. Brunet-Gaston, Les programmes augustéens d’Autun (Augustodunum), dans Reddé et al. (dir.), Aspects de la romanisation dans l’Est de la Gaule, Glux-en-Glenne, Bibracte – Centre archéologique européen, 2011, p. 265-273 (collection Bibracte ; 21) ; Y. Maligorne, Le style dit du Second Triumvirat et la première parure monumentale des cités du Centre-Est. Remarques sur la valeur chronologique de l’acanthe à découpage symétrique, dans Reddé et al. (dir.), op. cit., p. 254-264. Retour au texte

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Référence électronique

Vivien Barrière, « Les portes de l’enceinte antique d’Autun et leurs modèles (Gaule, Italie, provinces occidentales de l’Empire romain) », Sciences humaines combinées [En ligne], 12 | 2013, publié le 01 septembre 2013 et consulté le 28 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.325. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=325

Auteur

Vivien Barrière

Docteur en Archéologie, ARTEHIS - UMR 6295 - UB