Le récit de miracle comme vies minuscules dans l’Espagne du xvie siècle : voix inattendues de l’intime ?

DOI : 10.58335/intime.116

Résumés

Il s’agit, à partir d’un corpus de récits de miracles manuscrits du xvie siècle conservés au monastère espagnol de Guadalupe, de montrer comment malgré le contrôle du récit exercé par médiation ecclésiastique des formes de récits de soi y apparaissent, et même des expressions de l’intime.

This article is based on a corpus of 16th-century manuscript miracle narratives held in the Spanish monastery of Guadalupe. It argues that although ecclesiastical mediation acts as a controlling power, some forms of writing of the self emerge in these texts, which even border on intimate topics.

Plan

Texte

1. Introduction

Dans l’Espagne des xvie et xviie siècles, le récit de miracle est un type d’écrit extrêmement courant, au sein du grand ensemble des textes religieux ; il est aussi un modèle littéraire très présent, bien au-delà des limites qui sembleraient naturellement imposées par la vocation de ces écrits, vocation multiple d’ailleurs puisqu’elle relève à la fois du souci d'exemplarité, de la volonté pédagogique, et du projet d'exaltation de certains lieux sacrés ou de certaines figures de saints. Pour illustrer cette constatation de départ, il suffit de rappeler à quel point la production hagiographique est abondante en Espagne, entre le xve et le xviie siècle, et à quel point hagiographie et récit de miracle sont articulés : le récit de miracles constitue un corollaire indispensable à l'écriture hagiographique, il n'est pas de vie de saint qui ne se complète de récits des miracles qu'il a accomplis. Les hagiographies collectives imprimées circulent tout d’abord, en Espagne, dès la fin du xve siècle, sous le nom de « Flos Sanctorum », élaborés à partir de la Légende Dorée médiévale de Jacques de Voragine. Ces anthologies primitives sont ensuite détrônées par le « Flos Sanctorum » d’Alonso de Villegas, qui commence à circuler à partir de 1585, et qui dans les quelques années qui suivent voit ses éditions se multiplier et se compléter. Cette collection aux rééditions multiples subit la concurrence d’un nouveau « Flos Sanctorum », celui du jésuite Pedro de Ribadeneira, qui dans les toutes dernières années du xvie siècle réécrit à son tour, et lui aussi sous forme de série en plusieurs parties qui se complètent, la vie du Christ, de la Vierge et des saints. Les deux séries seront rééditées tout au long du xviie. L'essor et la diversification de l'imprimé ouvrent en outre de nouvelles voies au récit de miracle. Ainsi, dans la seconde moitié du xvie, les « pliegos sueltos » offrent de nouveaux terrains d'expansion à un genre qui acquiert son autonomie, et peut désormais être publié comme narration qui se suffit à elle-même ; ces feuillets, qu’on appellera en France des canards, par lesquels circulent la poésie populaire et les nouvelles, qu’elles relèvent de l’actualité politico-militaire ou du rapport d’événements extraordinaires et merveilleux, deviennent ainsi un nouveau ‘réservoir’ très alimenté de récits miraculeux. De plus, tout au long du siècle, de nombreux sanctuaires de la péninsule, notamment quelques grands sanctuaires mariaux, poursuivent une politique systématique d'enregistrement et de compilation de récits de miracles. Ces collections sont parfois partiellement publiées, sous forme d’anthologies de miracles qui accompagnent les histoires de fondations des sanctuaires. Destinée à enflammer la dévotion, et à fournir aux fidèles des modèles de vies chrétiennes et saintes, tout comme de pieux exemples du rôle des intercesseurs dans une économie du salut, la relation de miracle, à première vue, n’a pas grand-chose à voir avec la démarche du mémorialiste ou de l’autobiographe, avec la volonté de se dire et d’inscrire son propre vécu, son ‘intimité’ au sens d’histoire d’un vécu privé. Cependant, aussi éloignés l’une de l’autre que semblent les deux entreprises, d’une certaine manière la relation de miracle se rapproche de la littérature de témoignage et du récit de vie.

2. Le récit de miracle, l’intime, le récit de soi: textes et notions en jeu

2.1. Possibles confluences textuelles

Quel que soit le type (ou le micro-genre) de récit de miracle dont la narration relève – vie de saints et hagiographies, légendes de fondation de sanctuaires, collections manuscrites conservées dans les monastères – même si le récit se centre sur le récit d’un événement considéré comme miraculeux et accepté comme tel par l’institution ecclésiastique, il s’intègre dans la plupart des cas dans un cadre narratif bien plus ample que le récit du seul miracle. Ce cadre large donne le plus souvent des informations sur l’intercesseur privilégié grâce auquel Dieu réalise le miracle – et surtout sur la dévotion qui lui est portée ; il donne aussi parfois des informations sur le bénéficiaire dudit miracle, sur son expérience spirituelle, son histoire, sa vie quotidienne et parfois même ses sentiments les plus personnels – peut-on aller jusqu’à les qualifier d’intimes ?

L’élément ‘témoignage’ et/ou ‘écriture de soi’ peut ainsi être présent, même à la marge, dans des récits miraculeux. Mais dans le corpus très large que représente au xvie siècle le récit de miracle, les points de rencontre entre récit de miracle et récit de vie peuvent être très différents. Ni la littérature hagiographique – narration biographique, et non autobiographique, où domine le témoignage indirect, la voix de la tradition chrétienne – ni les récits de miracles en « pliegos sueltos » – où le récit de vie n’apparaît le plus souvent que sous la forme d’une fiction autobiographique, d’une lettre destinée à donner une plus grande crédibilité à ce qui est raconté – ne laissent beaucoup de place au récit de soi. En revanche, la question se pose différemment quand il s’agit des collections manuscrites de récits de miracles recueillis et conservés dans les sanctuaires, collections qui dans un second temps servent à alimenter les nombreuses publications propagandistiques desdits sanctuaires. Dans leur cas, les modalités de compilation des récits laissent entrevoir, dans le corps de narrations organisées en fonction d’objectifs précis, des éléments qui n’ont pas grand-chose à voir avec ces objectifs déclarés.

En effet, les grands sanctuaires, comme Saint Jacques de Compostelle, ou les grands sanctuaires mariaux tels Montserrat ou Guadalupe, ont un pouvoir d’attraction aussi large que leur réputation ; de nombreux pèlerins, attirés par leur célébrité, vont vers ces lieux saints pour demander des faveurs divines, ou, au contraire, pour y remercier Dieu d’un miracle dont ils pensent avoir été les bénéficiaires. Les collections miraculeuses des sanctuaires se constituent ainsi à partir des récits oraux des pèlerins, lesquels racontent aux religieux l’épisode miraculeux dont ils ont été en même temps bénéficiaires, témoins et protagonistes – voire héros. Les religieux jouent alors un rôle essentiel dans la mise en écriture de ces récits oraux, dans la mesure où ils les transcrivent, et où, après leur avoir fait subir l’examen théologique imposé par le genre, les copient soigneusement dans de grands codex qui sont au fur et à mesure archivés dans la bibliothèque du monastère. Au cours de ce processus se dessinent des rapports au récit de miracle très différents, de la part des religieux et des pèlerins-narrateurs : si pour les moines l’essentiel est le miracle en lui-même, les protagonistes/narrateurs, eux, font toujours intervenir dans leur récit des éléments beaucoup plus personnels, pour contextualiser et mieux expliquer le miracle, certes, mais aussi pour souligner leur propre rôle, et peut-être tout simplement pour profiter de leur passagère ‘célébrité’ afin de parler d’eux-mêmes et de laisser, très consciemment, un témoignage écrit de leur aventure.

Ainsi, les récits miraculeux élaborés par les sanctuaires présentent une caractéristique tout à fait particulière : ils sont le produit d'une collaboration originale entre le public des sanctuaires et les clercs des monastères, puisque ce sont les pèlerins eux-mêmes qui sont à l'origine de ces récits, en venant rapporter au sanctuaire l'irruption du miraculeux dans leur vie. Les recueils de miracles sont ainsi le lieu d'un discours pluriel, qui se situe au point de confluence entre deux cultures et deux voix : celle de la « inmensa mayoría », c’est-à-dire de la grande majorité de la population chrétienne, et celle des ecclésiastiques. On entend ainsi, à travers ces textes, des discours individualisés, émanant de sujets qu'on n'entend d'ordinaire pratiquement jamais, et qui disent la religiosité en particulier, et l’existence en général, de cet immense peuple d’anonymes ; mais il est impossible d’oublier que ce sont aussi des discours médiatisés par l'autorité religieuse, en l'occurrence les moines des sanctuaires.

L’étude détaillée de l’abondant corpus de relations manuscrites de miracles du xvie siècle – environ un millier de récits, même si certains sont répétés – conservées dans les archives du monastère de Guadalupe en Extrémadure, et qui sont donc le produit du processus décrit, m’a permis d’analyser de très près les caractéristiques et les résultats de cette collaboration très spécifique entre public du sanctuaire et institution (Crémoux 2001). Au cœur de chaque récit s’opère une interpénétration assez surprenante entre d’un côté le genre ‘canonique’ du récit de miracle, ordonné et construit par les religieux pour l’édification du peuple chrétien, et de l’autre côté les discours individualisés de pèlerins nominalement identifiés, qui aspirent à se raconter au moins autant qu’à raconter le miracle.

2.2. La notion d’intime

Est-ce que de tels discours relèvent de l’intime ? Je ne prétends pas me hasarder à répondre ici à la question : Qu’est-ce que l’intime ? Une telle question, d’un point de vue historique, ne peut pas appeler de réponse unique, ni même univoque, et encore moins certaine. Considéré dans son historicité, l’intime est une notion éminemment changeante. Cependant s’il existe des histoires de l’intime, elles commencent le plus souvent au début de la période moderne. Un seul exemple récent : l’ouvrage collectif dirigé par Anne Coudreuse et Françoise Simonet-Tenant (2010) étudie les sens et emplois du terme principalement entre le xviie siècle et aujourd’hui – malgré quelques incursions médiévales – pour constater qu’il est affecté de sens très différents selon les époques. Dans cet ouvrage la contribution de Véronique Montémont (2010) étudie l’évolution des emplois du terme ; selon elle au xviie siècle se produirait un ‘basculement’ : on passerait alors de l’idée du vrai et du profond – au sens d’un rapport vrai à autrui, comme dans l’expression “ami intime” – à celle de l’intime comme expression du soi, au sens du ‘journal intime’ tel qu’employé aujourd’hui. Le xviiie siècle verrait l’évolution de l’intime vers la notion d’intériorité, laquelle va trouver son sommet au xixe siècle, et s’élargir au xxe siècle vers les lexiques et les sens du ressenti et du secret, de tout ce qu’il peut y avoir d’impénétrable dans la vie de la psyché comme dans celle du corps. On le voit, la conception de l’intime et de l’intimité se déplace énormément au fil du temps. Françoise Simonet-Tenant, dans son article “À la recherche des prémices d’une culture de l’intime”, cherche à préciser historiquement les contours de la notion de la notion depuis la pratique de la confession ‘auriculaire’ encouragée par l’Église au IVe Concile de Latran (1215) jusqu’aux correspondances du xixe siècle qui se transforment en épanchement de soi – et même jusqu’aux blogs d’aujourd’hui.

Ces travaux permettent de dégager l’hypothèse suivante : l’intime, pour la période qui nous concerne, est à interpréter plutôt comme un ensemble de formes et de pratiques du privé, par opposition aux formes et pratiques publiques – même si, de ce point de vue, l’intime est paradoxal puisqu’il est de l’ordre du “plus intérieur” mais que pour être lisible il lui faut être manifesté, voire mis en scène, dans l’espace public. Or, comme l’a montré Philippe Ariès (1960 : 1985-87) dans des travaux déjà anciens mais incontestablement pionniers, la perception du ‘privé’ se fit de plus en plus forte au début de la période moderne, et se manifesta dans une floraison d’écrits que les historiens aujourd’hui rassemblent parfois sous le nom d’ ‘ego-documents’, ces textes de la sphère privée comme les mémoires, journaux, et autres livres de famille ; bref, toute cette pléiade de textes qui constitue la littérature autographique, voire autobiographique.

2.3. Récits de soi et écritures médiates

Reste à se demander donc sous quelle forme et dans quelle mesure la base autobiographique, la composante ‘récit de soi’ peut rester audible dans des récits de miracles médiatisés par l’autorité religieuse, malgré les stratégies formelles aussi bien qu’idéologiques employées par les ecclésiastiques lorsqu’ils transcrivent les récits des pèlerins. Formulée autrement, la question est la suivante : peut-on lire les récits de miracles comme des narrations partiellement autobiographiques, en quelque sorte comme des écrits du for privé qui s’intègreraient dans une stratégie publique ? Et dans ce cas, comment la dynamique autobiographique originale se manifeste-t-elle dans les récits, et comment résiste-t-elle à la médiation des rédacteurs ecclésiastiques, aux modifications qu’ils apportent aux récits premiers, et finalement à la volonté de l’Eglise d’instrumentaliser de tels récits ? Le problème, on le voit bien, réside dans la possibilité de rencontre et d’articulation de ces deux niveaux qui permette aujourd’hui une lecture ‘mémoriale’ des récits de miracles. La question posée est donc la suivante : peut-on lire les récits de miracles, au moins partiellement, comme des récits de vie, de ‘vies minuscules’ comme le formule Pierre Michon , c’est-à-dire comme des textes qui disent les menus faits et expériences de gens du commun, de ceux qui d’ordinaire ne laissent pas de traces de leur ‘for privé’ ?

3. Le récit de miracle comme autobiographie

3.1 L’autobiographie et ses terrains

Les historiens ont investi, depuis les années 70, l’exploration des écrits intimes et de tout ce que l’on rassemble aujourd’hui sous les termes d’écrits du for privé, ou d’ego-documents. Journaux intimes, correspondances, livres de raison, diaires, mémoires, autobiographies et même journaux de voyages forment ainsi un ensemble de documents potentiels aussi large qu’encore amplifiable, et dont l’exploitation est rendue à la fois plus passionnante et plus prudente grâce à la prise en compte des apports de la critique littéraire sur les problèmes et enjeux de l’autobiographie. Sur ce dernier terrain, les spécialistes français et espagnols prennent généralement comme point de départ, dans le débat sur la naissance et le développement du genre autobiographique, les travaux de Philippe Lejeune (1975) ; lui considère comme première manifestation du genre les « Confessions » de Jean-Jacques Rousseau. Il fonde le genre sur l’existence d’un ‘pacte’ entre narrateur et lecteur, et en donne la suivante définition : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, quand elle se centre sur sa vie individuelle, et en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Les spécialistes s’accordent en général à considérer que l’on ne peut parler d’autobiographie comme genre littéraire indépendant avant le xviiie siècle, et à souligner que le terme même d’autobiographie n’apparaît que dans les dernières années de ce siècle. Mais parallèlement d’autres études portant sur l’archéologie du genre (Mish 1949) reconnaissent une antériorité bien supérieure au récit de vie, récit dont le modèle par antonomase est sans conteste l’ouvrage majeur de Saint Augustin, « Les Confessions ». Dans ce panorama le cas espagnol est assez original, et quelques travaux ont même tenté de démontrer la prééminence historique de la production autobiographique espagnole sur le reste de la production européenne (Pope 1974) (Levisi 1984). Et il faut reconnaître que, si dans l’Espagne du xvie siècle il est impossible de parler d’autobiographie telle que nous la concevons aujourd’hui, c’est-à-dire comme d’un genre reconnu pour littéraire et autonome, cela n’empêche pas du moins que la pratique du récit de vie soit une réalité très concrète, particulièrement fertile et directement reliée, dans la ligne augustinienne, à des problématiques religieuses. Il existe en effet dans l’Espagne du temps des discours rituels qui constituent sans aucun doute une catégorie de narration autobiographique : les confessions sous leurs différentes formes écrites. On peut distinguer tout d’abord le récit de sa propre vie écrit par un chrétien, récit qui se construit comme un soliloque adressé à Dieu, calqué sur le modèle du texte de Saint Augustin, dans lequel le projet central consiste à faire le récit des bienfaits reçus de Dieu, et qui peut en venir à être publié à cause de sa valeur spirituelle – l’exemple le plus célèbre est sans conteste le « Libro de la vida » de Sainte Thérèse d’Avila – ou qui d’entrée est destiné à la publication. On peut distinguer ensuite, dans une veine plus secrète, la confession générale de toute une vie, rédigée sur demande du directeur de conscience et à lui adressée, pratique qui se généralise en Espagne dans les couvents de femmes jusqu’à se transformer, à la fin du xvie et au début du xviie siècle, en un véritable phénomène de masse (Poutrin 1995). Il faut finalement évoquer des textes très spécifiques, qui entrent également dans cette catégorie de narration autobiographique/confession, même s’ils se caractérisent comme une synthèse de discours juridiques, religieux et autobiographiques : les confessions présentées, sous forme orale ou écrite, devant le tribunal inquisitorial en réponse à ses admonitions (Gómez Moriana, 1982).

3.2. La confession comme modèle d’autobiographie

L’on peut souligner de nombreux points de convergences entre ces récits de vie qui suivent le modèle de la confession et les récits de miracles. Le premier de ces points communs réside dans les intentions déclarées de ces textes : dans les deux cas, l’objectif premier n’est en aucun cas celui de se raconter. Dans les deux corpus, ce qui est en jeu va bien au-delà, et met en question le rapport de l’individu à Dieu. Dans le cas de la confession littéraire, l’objectif déclaré est l’édification du lecteur : la “vie” s’envisage alors comme une consolation spirituelle ; dans la confession conventuelle aussi bien que dans l’inquisitoriale, il s’agit avant tout de fournir des preuves concrètes d’obéissance et d’orthodoxie religieuse. De la même façon, dans le récit de miracle, il s’agit avant tout de raconter un fait surnaturel ; la présence d’éléments autobiographiques se justifie alors comme contextualisation du miracle ; et pour construire ce contexte, le bénéficiaire du miracle se voit amené à révéler des détails de sa propre existence. Comme on le voit, dans les confessions comme dans les récits de miracles, la partie ‘récit de soi’ n’est pas première, mais pourtant les éléments autobiographiques jouent un rôle fondamental dans la mesure où sans eux l’objectif premier des textes en tant que démonstration de la puissance divine n’est ni compréhensible, ni atteignable.

Il existe un autre point de convergence entre confessions autobiographiques et récits de miracles : dans les deux cas, les éléments autobiographiques s’intègrent dans un modèle formel ritualisé et préexistant, qui commande le ton et l’organisation du discours. Modèle de la confession rituelle dans un cas, modèle du récit hagiographique dans l’autre : comme la confession écrite, le récit de miracle obéit aux constantes du genre à la fois littéraire et dogmatique dans lequel il s’inscrit. Dans ce sens, les textes de Guadalupe correspondent tous au même modèle, bien que des rédacteurs successifs et différents participent au travail de compilation. Chaque récit s’ouvre sur un titre développé qui désigne le miracle, apparaissent ensuite des informations sur l’identité du pèlerin/miraculé, suivis de détails sur les circonstances qui l’ont amené à demander la protection de la Vierge, détails qui conduisent à leur tour au récit du miracle proprement dit, lequel se termine toujours par une information d’archivage – celle de la date du pèlerinage – que complète une formule sacramentelle qui réaffirme la valeur de l’expérience miraculeuse. La systématique répétition de cette structure est la preuve de la volonté des moines de produire des textes à la fois clairs et pédagogiques, lesquels rapportent des miracles authentifiés, authentification dont l’inscription dans les codex est la dernière démonstration.

3.3. L’autobiographie comme authentification

C’est bien dans ce processus de vérification du miracle que les éléments autobiographiques jouent un rôle fondamental, jusqu’à atteindre le statut de preuve. Finalement, l’authenticité du miracle dépend de l’authenticité des observations et révélations personnelles apportées par les pèlerins. En effet, le récit oral de sa propre expérience fait par chaque bénéficiaire de miracle est la seule possibilité pour les moines du sanctuaire d’avoir connaissance d’un miracle advenu, dans la mesure où la grande majorité des miracles enregistrés dans les codex ont lieu hors du sanctuaire. Tout ce que les religieux savent du miracle provient, dans un premier moment du récit des pèlerins, c’est pourquoi ce récit est mis à l’épreuve par les clercs. La relation qu’ils produisent finalement conserve les traces intratextuelles de l’interrogatoire auquel le narrateur original a été soumis par le moine/rédacteur, à travers la présence récurrente de formules telles que « interrogé…, il répondit que… ». L’interrogatoire sert avant tout à vérifier la véracité des faits et la concordance de tous les éléments rapportés. En outre, les religieux cherchent aussi à rassembler des preuves externes au récit premier : autres témoignages et preuves matérielles, etc. Mais la preuve par antonomase est d’ordre sacramentel : car c’est bel et bien la confession du pèlerin qui, reçue par un religieux du sanctuaire, en vient à constituer la preuve ultime de l’authenticité du récit. De cette façon, le récit premier se voit confronté à un autre modèle, tout aussi contraignant, de discours sacré, de narration rituelle ; c’est seulement de la confrontation de ce que racontent les pèlerins à ce double modèle – récit de miracle canonique et confession rituelle – que peut naître la conviction des moines. Une fois passé par ce double filtre, le récit autobiographique devient donc l’élément fondamental du processus canonique de vérification du miracle.

C’est pourquoi ce que le pèlerin/narrateur rapporte de sa propre vie est intégré au récit par les moines/rédacteurs, même si c’est sous forme d’informations souvent brèves (nom, lieu d’origine, métier, âge, famille) toujours présentées de la même manière afin de s’adapter au modèle ; depuis le premier moment du premier récit oral, d’une certaine façon, tous les filtres ont été mis en place afin de configurer le discours du pèlerin pour qu’il corresponde au projet dévotionnel mené par le monastère. C’est paradoxalement ce qui permet la conservation, dans les récits rédigés et compilés par les religieux du sanctuaire, d’une sorte de trace de la voix du pèlerin, sous forme de précisions beaucoup plus personnelles ; car elles donnent au récit une couleur particulière, un ton propre, une dimension humaine qui feront que le public du sanctuaire pourra se sentir proche du protagoniste du miracle, et qui souligneront d’autant plus l’authenticité de l’événement surnaturel raconté.

3.4. L’autobiographie médiatisée

Dans un travail déjà ancien (Crémoux 1997), l’étude de ce mélange, au sein des textes miraculeux, entre l’apport des pèlerins/narrateurs et celui des moines/rédacteurs, m’amenait à conclure qu’en de nombreuses occasions la voix du narrateur premier continuait à se faire entendre distinctement, au travers d’expressions colloquiales, de manifestations d’affectivité, de termes appartenant à des lexiques très spécialisés. À de telles marques ponctuelles de personnalisation du discours peuvent s’ajouter des indications autobiographiques précises : il peut s’agir par exemple de critères subjectifs d’appréhension du temps, de calendriers personnels basés sur le travail des champs – l’année des sauterelles, « el año de la langosta » est par exemple une notation récurrente à certaines dates – ou encore sur des références compréhensibles seulement par une communauté ou même une famille donnée : « je travaillais sur le chantier de l’église de Setenil qui était alors en construction »1 (Crémoux 1997 : 72). Il peut enfin s’agir d’intrusions, dans le corps même du récit de miracle, d’épisodes personnels développés qui n’ont pas de lien direct avec le miracle lui-même.

Ainsi, même si l’on ne peut nier que le texte produit in fine par les rédacteurs du monastère soit le résultat d’une véritable prise de contrôle par l’institution du discours des pèlerins, cette fonte des récits premiers dans un modèle canonique ne fait pas disparaître des discours personnels, individualisés et subjectifs, autobiographiques donc, qui résistent au travail du rédacteur ‘extérieur’, voire qui contribuent aux objectifs de l’entreprise dévotionnelle. La dépossession initiale du récit individuel qui fonde le récit canonique, collectif et institutionnel, ne fait donc que partiellement disparaître le discours autobiographique qui pouvait s’y cacher. Les processus de médiatisation qui sont ici à l’œuvre dans les récits de miracles sont très semblables à ceux qui caractérisent les récits de confessions, qu’elles soient conventuelles ou inquisitoriales : dans les deux cas c’est l’autorité religieuse qui réélabore les textes, dans les deux cas c’est l’institution religieuse qui est médiate, dans les deux cas l’on pourrait parler d’auteur collectif des textes ; et dans les deux cas, la composante autobiographique, la voix des humbles, reste bel et bien en partie audible.

Finalement, dans le récit de miracle, la thématique centrale du récit – le miracle, donc – est extrêmement adaptable et plastique, ce qui autorise la confluence des voix et des objectifs dans un même discours : les moines soulignent la valeur spirituelle et édifiante du miracle, les narrateurs premiers livrent, à travers le type de difficultés qui les atteint et le type de miracle qui les sauve, des instantanés qui sont autant de résumés de leurs existences. Au centre de chaque récit, le miracle raconte un événement divin en même temps qu’il révèle les difficultés et dangers subis par un individu dans une société et une époque données ; il dit aussi la litanie des peurs que tout individu vivant dans cet univers peut rencontrer, et les manières individuelles de les affronter et de les ressentir. La composante autobiographique de ces récits, même médiatisée, laisse donc entrevoir des expressions de l’intime.

4. Traces de l’intime

4.1 La mise en scène de soi

Si certains pèlerins parviennent à imposer leur personnage et leur voix, c’est souvent parce que leur désir de se mettre en scène coïncide avec la volonté des moines de dépeindre un vécu chrétien à la fois édifiant et héroïque. Apparaissent ainsi, au fil des récits, des personnages de soldats ou de marins qui mettent en valeur avec une bonne dose d’autosatisfaction l’évocation de leurs hauts faits, des aventuriers qui racontent des miracles multiples comme illustration de leurs téméraires existences, des captifs évadés des possessions musulmanes qui étirent leur récit d’évasion en multipliant les descriptions de l’invraisemblable accumulation d’obstacles qu’ils ont eu à franchir pour rejoindre la terre chrétienne. Un marin vénitien, captif rescapé qui arrive au monastère de Guadalupe en 1522, raconte ainsi sa capture par les Turcs, au bout d’un dur combat entre les chrétiens et leurs assaillants ; si le début du récit est d’abord révélateur du désir des rédacteurs d’exalter l’héroïque résistance des combattants chrétiens, ce désir coïncide avec l’envie du narrateur premier de détacher sa propre participation, d’accentuer le côté dramatique de la scène pour mieux souligner l’importance de son rôle, comme le démontre la suite du récit :

À ce moment, les Turcs et les chrétiens renégats qui les accompagnaient s’étant déjà emparés du navire, ils allèrent prendre le gouvernail où ils trouvèrent le susdit Jeronimo de Venise, car son office était de gouverner le navire. Pour cette raison les Turcs lui vouèrent plus de haine qu’aux autres et lui donnèrent tant de coups de couteau dans la tête et le bras, et si forts, que les plaies et cicatrices étaient profondes de la moitié d’un doigt. […] Ils le laissèrent ainsi pour mort et voulaient le jeter à la mer, lui et d’autres chrétiens blessés, pour que les poissons les mangent.2 (A.M.G., Codex 5, fol.CLXXVIv-CLXXVIlv, miracle 192)

Le portrait de soi-même en héros, voire en martyr – plus détesté par les infidèles car plus essentiel, plus supplicié et plus résistant – manifeste bien cette convergence d’intérêts entre pèlerins et rédacteurs. Il manifeste aussi, même indirectement, la volonté de se raconter et de se mettre en valeur, fût-ce au travers de topiques et par médiateur interposé. L’intime, ici, se montre sous les simples traits du plaisir pris à parler de soi. D’autres récits vont plus loin, en ce sens qu’ils ne s’arrêtent pas à la mise en scène de soi en héros, mais tentent de transmettre les émotions ressenties dans ces moments ‘héroïques’. C’est le cas par exemple de Juan Pérez de Marquina, qui arrive à Guadalupe en septembre 1518, et raconte avec un grand luxe de détails sa participation à la terrible défaite de la flotte impériale devant Alger, en août de la même année. Le récit de son sauvetage montre bien qu’il a tenté de rendre compte à la fois de l’horreur du moment et des sentiments d’effroi collectif qu’il a inspiré, tentative soulignée par la formule finale qui déplore que les mots restent impuissants :

Et le malheur, l’infortune et le désastre furent tels, si grands et si violents, pour nos péchés et par la volonté cachée de Dieu, qu’il nous semblait voir les armées de tous les démons de l’enfer. Cette tempête ne dura pas plus d’une heure, pendant laquelle 27 navires grands et petits furent perdus, les uns coulés, les autres brisés et mis en miettes avec tous leurs chargements et équipages, plus de quatre mille hommes les uns noyés et les autres morts, tués par les Turcs qui les attendaient sur le rivage, et ne voulaient pas épargner la moindre vie ni prendre de captifs. Et tous plongés en grande angoisse et affliction, la mort en vue et plus certaine que la vie, nos cris, appels, pleurs et plaintes vers le ciel et vers Notre-Dame étaient si nombreux et douloureux qu’il n’y a pas de langue qui puisse les décrire.3 (AMG, Codex 5, fol. LXXIIIr-LXXVv, miracle 96)

4.2. Les incursions dans la ‘vie privée’

Hors de ces existences exceptionnelles, perpétuellement inscrites sous le signe du danger, les individus les plus communs peuvent confier aux religieux de Guadalupe, par le biais des récits miraculeux, des informations très personnelles, voire très privées. Se font parfois entendre des confidences sur des problèmes qu’aucun écrit mémoriel de l’époque n’évoque ; c’est le cas par exemple de l’extrême pauvreté, que les textes parvenus jusqu’à nous n’abordent d’ordinaire que par le biais de la fiction (le roman picaresque) ou de la constatation savante et extérieure (les essais des « arbistristes »). Ainsi, l’expérience du dénuement est au cœur du récit d’une certaine Mari Nieta, veuve salmantine arrivée au sanctuaire en juin 1549, puisqu’elle constitue à la fois le contexte et le motif du miracle :

Comme après mon veuvage j’étais partie pour Séville avec la comtesse d’Olivares, avec le projet de m’embarquer pour les Indes avec certain parti, une fois en mer la tempête nous prit et nous conduisit moi et tous les autres au port de Cadix. Arrivée en cette ville, je me trouvai dans une si grande nécessité que je n’avais pas de quoi acheter à manger, et ne connaissais aucun moyen licite de m’en procurer, et j’avais avec moi à cette époque deux enfants de mon premier mari, deux autres étant absents. J’essayai de me faire prêter un real en échange d’une livre d’heures, et n’y parvins pas.4 (A.M.G., Codex 7, fol 142 v - 143v, milagro 86)

De fait, la situation personnelle ainsi décrite contextualise très précisément le miracle, dans la mesure où il s’exerce précisément comme un remède au dénuement, par l’intermédiaire d’une mystérieuse somme remise à Mari Nieta par deux franciscains tout aussi mystérieux … Mais les détails fournis – le voyage avec la Comtesse, la tempête sur le chemin de Cadix, l’absence de deux enfants – ne sont pas du tout indispensables à la compréhension du miracle. C’est la force du récit de vie qui prend ici le pas sur son l’objectif premier du récit. En outre, après avoir raconté un premier miracle de survie au dénuement extrême, Mari Nieta poursuit le tableau de son existence, narrant une deuxième situation périlleuse dont elle se sort tout aussi miraculeusement, mais pour ce faire elle le complète de données encore plus intimes :

Et comme j’étais veuve, on me persuada de me remarier afin d’assurer mon existence. Le conseil me sembla bon, et je me mariai avec un homme de Cantabrie ; mais Notre-Dame permit que ce mariage fût source d’encore plus de malheur, afin que je me repente de mes péchés et m’exerce aux vertus de l’humilité et de la patience ; car il avait une concubine, et poussé par elle il décida de de me tuer et de me voler, attendant le bon moment pour ce faire.5 (A.M.G., Codex 7, fol 142 v - 143v, milagro 86.)

Dans cette seconde phase du récit, on est bien loin du récit canonique de miracle : même abrégée et tirée par les transcripteurs vers l’idée de la pénitence nécessaire, c’est ici une parole qui se libère ; la volonté de dire la souffrance, de dire y compris ce qu’on ne raconte d’ordinaire qu’à son confesseur, l’emporte ici même sur l’humiliation révélée ; la tonalité générale du récit laisse percevoir la consolation que trouve cette femme dans le fait de conter ses misères et d’avoir rencontré un public bienveillant qui les trouve dignes d’intérêt. Les pratiques, les mésaventures et les difficultés les plus privées se manifestent ainsi dans l‘espace public et partagé des fidèles du sanctuaire : nous assistons bel et bien à une révélation de l’intimité.

4.3. Des émotions intimes au « plus près du secret des cœurs »

De telles révélations intimes, dévoilant mises en scènes de soi et situations très privées, en arrivent parfois à l’épanchement, dans le cadre des récits miraculeux, des émotions les plus personnelles. Angoisses, joies, peur de la mort, détresses filiales et amoureuses, les affects les plus divers transpirent dans les textes, manifestés de la manière la plus courageuse à la plus couarde, de la plus spirituelle à la plus grossière, même si le moine / médiateur n’avait nullement l’intention de dépeindre cela. On en arrive parfois « au plus près du secret des cœurs » (Bardet/Ruggiu 2005). Le désir de mort fait ainsi irruption dans un récit à la thématique unique dans les recueils de miracles de Guadalupe : car sous les traits d’une banale histoire de sauvetage de la noyade, et de façon tout à fait paradoxale dans un texte contrôlé par l’autorité ecclésiastique, c’est un suicide manqué qui est raconté, celui d’une vieille femme veuve, seule et pauvre, à qui il ne reste pour tout bien que deux bœufs que ses gendres lui volent, et qui se jette à l’eau de désespoir, un désespoir très crûment exprimé, seule explication possible au crime contre Dieu que signifie le fait de vouloir se tuer (AMG, Codex 5, fol.CLXXXVIIIr-CLXXXIXr, miracle 201).

Dans une tonalité très différente, l’amour est aussi une émotion puissamment présente dans les recueils, et parfois exprimée d’une façon impudique qui révèle la tension du moment de crise amenant au miracle. Déchirement de parents devant le danger couru par un enfant, prières désespérées de qui ne veut pas perdre son époux ou sa femme, les pèlerins/narrateurs dévoilent, pour mieux dire le miracle, leurs sentiments les plus forts. Ainsi, le récit de la résurrection d’Ana López, en 1517, fait au monastère par son mari, montre à quel point l’expression de l’amour du mari transpire sous les formules dévotes consacrées que le rédacteur met dans sa bouche, comme le montre sa dernière apostille à la prière :

Me voyant privé de sa compagnie, et avec la grande douleur que mon coeur ressentait, j’entrai dans une chambre et, avec la plus grande dévotion dont j’étais capable, agenouillé devant une image, je dis “O Dame Vierge Marie, avocate et espérance des affligés, j’implore ta clémence et te supplie de m’écouter avec tes entrailles de mère, et de me consoler dans cette si grande douleur qui m’est venue, et de me rendre ma femme vivante ; et si je reçois de toi, Dame, une si grande faveur, je te promets d’amener ma femme à ta sainte maison de Guadalupe, et d’offrir devant ton saint autel un grand cierge de cire, et de passer la nuit en veille dans ta sainte église”. Et ma prière faite, je dis à Notre-Dame avec grande ferveur : “j’espère, dame, que tu me la rendras; je ne peux croire que tu me l’enlèves”.6 (AMG, Codex 5, fol.XLVIIIr-v, miracle 64).

Mais peut-être les récits présentant l’accès le plus troublant à l’être intime sont-ils les rares récits de miracles d’ordre spirituel. On trouve parmi leurs protagonistes des prêtres tentés par la chair, ou encore des hommes qui sentent leur foi vaciller ou qui se sentent poussés à la conversion ; pour ceux-là, c’est le miraculeux lui-même qui s'exerce sur le champ de l’intime, au dedans d'eux. Ainsi, le récit fait par Brahen, « maure de trente ans, fils de Muça, gouverneur de Fez en Barbarie » arrivé en Guadalupe en février 1598 pour remercier la Vierge du miracle de sa conversion rapporte ainsi sa réaction intime, à la fois physique et psychique, à une apparition de la Vierge de Guadalupe :

[…] très troublé d’entendre qu’il devait se faire chrétien, il tira d’un grand élan un sabre pendu à la tête de son lit, et la frappa [l’apparition] d’un grand coup comme pour la couper en deux ; à ce moment Notre-Dame disparut, et le coup tomba contre le mur où il laissa une profonde trace. Il resta comme effaré et sentit en son corps une sorte d’évanouissement et de grande faiblesse, et en son cœur une compréhension et une ardeur si étranges qu’il lui semblait qu’il allait prendre feu, et à cet instant il commença à sentir son cœur atteint.7 (Codex 8, fol. 63r-64r, miracle. 86)

Finalement, le clerc qui authentifie le miracle et le rédige, et le héros de l’aventure lui-même, reconnaissent qu’il y a miracle aux changements de l'âme, aux modifications intimes que subit l’être.

5. Conclusion

Comment est donc possible cette présence constatée de l’intime, même marginale, très enfouie, et non désirée par les médiateurs/transcripteurs, dans ces récits miraculeux ? Le fonctionnement médiatisé des récits les rapproche d’un type très contemporain de récits de soi : les “autobiographies” de personnalités dont la rédaction se voit déléguée à un tiers, ou les récits ethnologiques dans lesquels le chercheur rédige la narration de sa vie telle que faite par le sujet. Selon P. Lejeune (1980 : 237), dans ces autobiographies déléguées, l’‘auteur’ reste celui qui a vécu les faits et les raconte, et non celui qui les rédige ; ainsi, la médiatisation du récit est une autre possibilité de réalisation de l’autobiographie, et malgré l’intervention d’un rédacteur extérieur, l’identité fondamentale auteur/narrateur/personnage est toujours bien présente. Dans une telle perspective, l’on peut considérer que, comme pour les confessions écrites, les récits de miracles du xvie siècle sont des formes d’autobiographies individuées, qui donnent vie et parole à des individus communs, dans leur grande majorité analphabètes, qui hors de tels contextes n’auraient laissé aucun trace de leur existence – hormis les mentions de leur naissance, mariage et décès dans les registres paroissiaux – et encore moins de témoignages personnels.

Au travers de ces récits miraculeux, l’Instution ecclésiastique contrôle et instrumentalise la tentation autobiographique, permettant aux narrateurs premiers de transgresser le modèle canonique du récit miraculeux pour y faire entendre leurs voix ; ils révèlent du même coup l’étonnement, le besoin et le plaisir de ce dévoilement de soi, de ce ‘protagonismo’ individuel. Le récit de miracle devient ainsi pour eux l’occasion unique de voir non seulement leur expérience spirituelle reconnue comme exceptionnelle, et leur existence dignifiée par la chose écrite, mais aussi leur vie privée, émotionnelle, que l’on peut reconnaître comme intime donc, rendue publique et valorisée en tant que telle.

Sources

Archives du Monastère de Guadalupe (AMG), Libros de milagros, Codex 5.

Archives du Monastère de Guadalupe (AMG), Libros de milagros, Codex 7.

Archives du Monastère de Guadalupe (AMG), Libros de milagros, Codex 8.

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Notes

1 “yo andaua trabajando en la obra de la yglesia de Setenil que entonces se hazia », AMG, Codex 7, fol.127v-128r, miracle 161 (68). Retour au texte

2 “Pues que ansy es, aviéndosse ya empoderado de la nao los Turcos e christianos renegados que con ellos andan, fueron luego a poner cobro en el govenalle donde hallaron a este Jerónimo de Venecia que era aquel su officio governar la nao. Y por esta razón cobraron contra él los turcos mas odio y diéronle tantas cuchilladas en la cabeça y en el codo, y tan fieras, que cabía el medio dedo por las cicatrices y señales dellas.[ ... ]. Y ansi dexándole por muerto le querían echar a la mar, a él y a otros christianos heridos, para que los comiessen los peçes” Retour au texte

3 “E fue el mal y fortuna y desdicha nuestra por nuestros pecados y por juizio abscondido de Dios tan grande y tan arrebatado que no paresçía sino estantigua de quanto demonios están en el infierno. La qual [tempestad] no durando sino vna hora, se perdieron veynte y siete naos entre grandes y pequeñas, vnas hundidas, otras quebradas y hechas pedaços con todo el bastimiento que leuauan, y más de quatro mil personas dellos ahogados y dellos muertos, los quales mataron los moros que estaban esperándolos a la ribera, no perdonando a alguno la uida ni quiriendolos tomar por captiuos. Puestos todos en tan grande aprieto e angustia, la muerte al ojo mas çierta que la uida, los gritos, bozes y lloros, llantos, lágrimas y reclamos al çielo y a nuestra señora eran tantos y tan dolorosos que no pienso auer lengua que lo pueda decir”. Retour au texte

4 Como yo después de biuda me viniesse con la condessa de Olivares a Sevilla, y me determinasse de partir a las indias con çierto partido, entrada en la mar dió conmigo y con los demás la tormenta en el puerto de Cáliz. Llegada yo a la dicha çibdad, estuve en tan gran necessidad que no tenía que comer, ni sabía modo lícito con que lo procurar, teniendo conmigo a la sazón dos hijos del primer marido, sin otros dos que estavan absentes. Procuré que me prestassen sobre unas oras que tenía un real, y no le hallé”. Retour au texte

5 “Pues como estuviesse biuda fuy inportunada que me casase por dar asiento a mi vida. E como yo recibiesse este conseio por bueno, caséme con un montañes, y permitió Nuestro Señor que fuese este casamiento para mayor trabajo mío, y para hazer penitencia de mis pecados, y por exercitarme en la virtud de la humildad e paciencia. Por que el tenía una mançeba, y persuadido della, determinó de matarme y robarme, esperando tiempo aparejado para hazerlo”. Retour au texte

6 “Pues viéndome yo privado de su conpanía. con el gran dolor que en mi coraçón sentí : entréme en una cámara y con la mejor deuoçión que pude, puestas las rrodillas en tierra ante una imagen, dixe anssy : O Señora Virgen María abogada y esperança de los tristes y desconsolados, suplico Señora a la tu clemençia me acates con entrañas de madre, y me quieras consolar en este tan gran trabajo que me ha venido, y me des biua a mi muger; y sy esta merçed de ti señora alcanço : yo te prometo de la lleuar a la tu santa casa de guadaluppe y de ofreçer delante del tu santo altar una antorcha de çera y velar una noche entera en la tu sancta yglesia. E hecha mi oraçión : dixe a nuestra señora con mucha fe. Esperança tengo señora que me la has de tornar, y creo que no me la has de lleuar”. Retour au texte

7 “[…]muy alterado de oyr que auvía de ser christiano, ar[r]ancó con grande ímpetu de un alfange que a la cabeçera tenía y arrojóla un rezio golpe con ánimo de partirla por medio, y en este punto desapareció Nuestra Señora, y descargó el golpe en la pared donde dejó una señal muy grande. Y él quedó como atónito y sintió en su persona una manera de desmayo y quebrantamiento grande, y en su coraçón un entendimiento y ardor tan estraño que le parecía que se abrasaría, y luego en ese punto començó a sentir su coraçón herido”. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Françoise Crémoux, « Le récit de miracle comme vies minuscules dans l’Espagne du xvie siècle : voix inattendues de l’intime ? », L'intime [En ligne], 3 | 2012, publié le 25 septembre 2012 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/intime.116. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/intime/index.php?id=116

Auteur

Françoise Crémoux

Professeure en Etudes hispaniques, Laboratoire d’Études Romanes, équipe interne « Politique religion littérature en Espagne et Italie, xve- xviie siècles », (EA 4385) Université Paris 8 – Vincennes - Saint-Denis, 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cédex – fcremoux [at] univ-paris8.fr