L’adaptation cinématographique du roman de Heinrich Mann Der Untertan par Wolfgang Staudte (RDA, 1951)

DOI : 10.58335/individuetnation.155

Résumés

Cet article est consacré au film est-allemand Der Untertan (1951) réalisé par Wolfgang Staudte. Il se propose de déterminer en quoi l'adaptation cinématographique du roman de Heinrich Mann est clairement ancrée dans le contexte est-allemand. Pour cela, le texte aborde dans un premier temps les procédés de la satire dans le film pour ensuite s'interroger sur la cible de cette satire. Dans un troisième temps, il cherche à montrer que l'approche de Staudte relève plus d'une approche diachronique que celle de Heinrich Mann.

This text deals with Wolfgang Staudte's film Der Untertan (1951). It tries to show that this cinematographic adaptation of Heinrich Mann's novel is clearly rooted in the east-german context. The article analyses first the processes of the satire in the film and tries to determine what is the target of this satire. Then it shows that Staudte's strategy is much more diachronic than that of Heinrich Mann.

Plan

Texte

Introduction

Le film Der Untertan sortit sur les écrans est-allemands le 31 août 1951. Les préparatifs en avaient été longs et fastidieux.

En septembre 1949, Heinrich Mann fut contacté par Falk Harnack, le directeur artistique de la DEFA (Deutsche Filmproduktion AG), la maison de production cinématographique de la zone d'occupation soviétique et plus tard de la RDA. Harnack demandait à l'auteur encore en exil s'il accepterait de céder les droits de son roman Der Untertan en vue d'une adaptation cinématographique. A cette époque, une dizaine de jours avant la création de la RDA, il était clair que Heinrich Mann reviendrait en Allemagne de l'Est et qu'il prendrait la direction de l'Académie des Arts nouvellement reconstituée à Berlin-Est (il en avait déjà dirigé la section littérature avant d'en être chassé par les nationaux-socialistes).

Dans sa réponse du 24 octobre 49, Heinrich Mann donnait son accord pour une telle adaptation cinématographique à condition que l'action n'en soit pas modernisée. Il tenait ainsi à l'ancrage de l'histoire du 'sujet' Diederich Heßling dans l'Allemagne wilhelminienne (voir Grisko 2007 : 26).

Heinrich Mann, décédé en mars 1950, ne vit jamais le film. A la suite de complications, le tournage ne put débuter qu'en mars 1951 et fut terminé fin juin de la même année.

Le réalisateur du film, Wolfgang Staudte, était déjà très connu en Allemagne lorsque lui fut confié la réalisation de cette adaptation qui était pour la DEFA un projet de prestige. Sous la République de Weimar, il avait été acteur et avait notamment joué un petit rôle dans L'ange bleu, autre adaptation à l'écran d'un autre roman de Heinrich Mann, Professor Unrat. Sous le Troisième Reich, Staudte continua à travailler d'abord comme acteur, puis comme réalisateur. Mais ce n'est qu'après la guerre qu'il accéda réellement à la notoriété en signant le premier film allemand d'après-guerre, Les assassins sont parmi nous, déjà un projet de la DEFA, mais que Staudte avait tout d'abord proposé aux Américains qui l'avaient refusé.

Le contexte de la Guerre froide - particulièrement tangible en 51 - dans lequel le film a été tourné et le choix du roman de Heinrich Mann pour un projet de prestige est-allemand laissent à penser que ce film était plus qu'une simple adaptation et qu'il venait soutenir la construction d'une identité culturelle spécifiquement est-allemande qui se démarquerait de celle de la RFA.

Si l'on s'intéresse au débat que le film de Wolfgang Staudte provoqua en RFA et à l'interdiction qui s'en suivit - il ne put sortir que 6 ans plus tard, amputé de quelques scènes -, alors on pourra se dire que cela vient corroborer cette thèse (voir Grisko 2004). Pourtant, au premier abord, l'œuvre semble plutôt anodine et inoffensive par rapport au type de relations qu'entretenaient les deux Etats.

Cet article s'organise en trois grands points qui tenteront de dégager en quoi la démarche de Wolfgang Staudte est clairement ancrée dans le contexte est-allemand. Nous partirons pour cela des procédés de la satire dans le film pour ensuite nous interroger sur la cible de cette satire. Dans un troisième temps, nous chercherons à montrer que l'approche de Staudte relève plus d'une approche diachronique que celle de Heinrich Mann.

1. Les procédés de la satire adaptés au cinéma

1.1. Reprises d'éléments satiriques du roman

Avant tout, il convient de noter que le cinéma se sert bien évidemment du langage et de procédés proches des procédés littéraires. Ainsi, beaucoup de scènes du film sont fidèles à l'original. C'est notamment le cas des scènes dédoublées dont Heinrich Mann fait usage : le couple d'ouvriers puis le couple Diederich / Guste dans les chiffons ou encore Diederich face au père d'Agnes, puis à la fin, von Brietzen face à Diederich. Le parallèle ou peut-être plutôt la symétrie entre les deux scènes respectives fonctionnent aussi bien dans le film que dans le roman.

De même, l'effet satirique le plus efficace du film - sans doute parce que c'est le plus évident - est celui du narrateur extradiégétique dont la voix off vient systématiquement commenter l'action pour la ridiculiser afin de rendre évident l'écart entre ce que l'on dit et ce que l'on fait ou, pour reprendre la définition que donne Schiller de la satire, entre l'idéal et la réalité (Emmerich 1980 : 80). Ainsi, lorsque Mahlmann enjoint Diederich de quitter immédiatement l'appartement de la famille Göppel, Diederich répond : „Ich denke nicht daran“ et le narrateur de commenter en voix off : „Diederich dachte aber doch daran“.

Si ces exemples semblent indiquer que le film colle au plus près au texte, on ne peut dire pour autant que Staudte se contenterait de reprendre littéralement les éléments satiriques du roman. Bien souvent, il en ajoute d'autres pour les adapter au changement de média. Ainsi, on peut réellement parler d'une adaptation cherchant à trouver des transpositions visuelles de ce que Heinrich Mann parvient à faire par le biais du langage et du récit.

1.2. Eléments satiriques spécifiquement cinématographiques

Au sujet de la satire dans le roman, Wolfgang Emmerich écrit :

Es heißt vom Satiriker, er verzerre, übertreibe, entstelle, was wirklich ist. Mit Hilfe einer Metaphorik des Sehens kann man sich heuristisch klar zu machen versuchen, was das heißen kann. Man kann die Dinge aus der Nähe, aus der Ferne, von unten (wie ein Frosch) und von oben (wie ein Vogel), auf den Füßen oder auf dem Kopf stehend ansehen. Man kann sie aus einem schrägen Winkel, verzerrt, anschauen. Man kann sie durch grelles Licht beleuchten oder nur als Schatten sich darstellen lassen. Man kann sie zusammendrängen und aufhäufen oder auseinanderrücken und jedes für sich betrachten. Und vor allem: Man kann die 'Ordnung', in der sie sich uns 'normalerweise' darbieten, aufheben und sie in neuer Mischung oder Kombination vor sich hinstellen. [...] Der Romancier als Satiriker wäre dann keiner, der 'widerspiegelt', sondern, im Sinne Brechts, einer, der "den Spiegel vorhält", genauer: verschiedene Spiegel [...]. Eine Satire wäre dann kein schlichter Toilettenspiegel, sondern ein Spiegelkabinett. Die Aufgabe des Satirikers wäre, derartige optische Verfahren in episch versprachlichende umzusetzen. (Emmerich 1980 : 82)

La méthode heuristique dont parle Emmerich pourrait bien être de décrire les stratégies poursuivies par Staudte pour se représenter ce qu'est la satire chez Heinrich Mann, tant ce qu'il décrit là correspond exactement aux techniques employées par W. Staudte dans son film et plus généralement d'ailleurs aux techniques cinématographiques : n'oublions pas qu'en allemand contre-plongée se dit « Froschperspektive » et plongée « Vogelperspektive ».

De fait, l'adaptation cinématographique du roman regorge de ce type de procédés. Nous en donnerons quelques-uns des exemples les plus frappants tout en veillant à ne pas les détacher du contenu, même s'il convient ici de signaler que le film n'échappe pas tout à fait au reproche du formalisme.

Les contre-plongées servent généralement dans le film à mettre en images la notion de pouvoir tandis qu'inversement, la plongée réduit les personnages à néant. Ce principe - sans être toutefois systématique - est énoncé dès le générique : on y voit Diederich enfant en forte plongée et ses parents, premiers représentants du pouvoir et de la puissance, en forte contre-plongée. On pourra bien évidemment objecter que la contre-plongée est ici motivée par la subjectivité du regard - Diederich au sol regarde ses parents. Mais c'est précisément cette expérience enfantine qui se gravera dans sa mémoire et viendra plus tard influencer son comportement obséquieux vis-à-vis des personnages 'puissants'. Il en est ainsi de Mahlmann et évidemment de von Wulckow, surtout après les mésaventures de Diederich à Rome.

Le recours aux caricatures d'époque est un autre moyen que le réalisateur utilise. Il n'était pas rare, à l'époque wilhelminienne, que le monocle soit considéré comme l'attribut par excellence de la noblesse ou de ceux qui s'estimaient appartenir à une classe supérieure. Dans le roman, seul von Quitzin apparaît à la fin avec son monocle. Dans le film en revanche, Staudte fait un usage extensif de cet attribut systématiquement associé aux militaires, aux détenteurs d'un pouvoir arbitraire ou encore au parvenu Diederich Heßling.

Toujours conformément au principe de la caricature, nombre de plans sont le résultat d'une déformation préalable, qu'elle soit provoquée par un miroir, un verre ou encore un instrument à vent. D'autres montrent les personnages dans une perspective peu habituelle qui porte à rire, c'est notamment le cas du major Kunze dans la séquence du procès où un plan montre de dos son crâne rasé et ses oreilles décollées. On notera d'ailleurs que ce type de plan est récurrent puisqu'on avait déjà vu Diederich dans la même perspective lors de sa première visite chez les Göppel.

Les mouvements de caméra ont parfois également un rôle particulier. Il en est ainsi du procès Lauer qui, comparé au roman, est fortement écourté. La plaidoirie de Wolfgang Buck est par exemple complètement éclipsée. Mais c'est l'autonomisation et le travelling de la caméra à la fin de la séquence qui viendra insister sur l'écart qui existe entre le principe de la justice - trancher de manière impartiale - et la façon dont le droit est prononcé sous Guillaume II. Ainsi, tandis que Wulckow félicite Diederich à la fin du procès, la caméra se désintéresse des personnages et vient cadrer un vitrail représentant la déesse Thémis, symbole de la justice. Ce désintérêt constitue un commentaire ironique de l'action insistant encore une fois sur l'écart entre l'idéal et la réalité. L'impartialité n'est plus de mise et c'est bien plutôt Guillaume II dont le portrait surplombe et domine les jurés qui semble dicter le droit en toute partialité ou - comme le suggère l'image - sa copie, le sujet Heßling derrière lequel optiquement le juge disparaît lors de la déclaration (déclamation !) de Diederich.

Enfin, le montage est parfois utilisé de manière ironique. On relèvera ici en particulier la séquence de l'entrevue entre Diederich et von Wulckow dans le bureau de ce dernier. Staudte a ici recours au montage parallèle. L'entretien est effet rythmé, d'une part, par le bal qui a lieu en bas et dont on entend la musique ce qui rend le combat entre Diederich et le chien Schnaps encore plus cocasse, d'autre part, comme en contrepoint, par les ouvriers qui tiennent assemblée dans un bar populaire. Le montage parallèle de ces trois scènes dans la même séquence suggère certes leur simultanéité, mais un dialogue semble de surcroît s'instaurer entre les différents personnages, les répliques des uns faisant écho à celles des autres. Surtout, Staudte ajoute ici une scène qui ne figure pas dans le roman et qui suggère une résistance politique de la part des ouvriers qui semblent directement réagir aux intrigues de la classe dirigeante1. Enfin, la séquence se clôt sur un plan montrant une armure de chevalier entre Diederich et von Wulckow. A ce plan succède celui d'une autre armure, celle portée par l'acteur Wolfgang Buck. Au niveau pictural, cette succession de plans fait écho à plusieurs thèmes du roman. Il s'agit de dénoncer une société figée qui fonctionnerait sur le mode de la représentation, dont l'idéal trouverait ses racines dans la féodalité et l'esprit militaire. En relevant la visière de son heaume, Wolfgang Buck démasque cette société mais montre aussi qu'il a cessé, lui, de se leurrer et qu'il regarde à présent la réalité en face.

1.3. Simplification de la trame narrative

Plutôt que de multiplier les personnages et les intrigues, Staudte préfère resserrer son action tout en faisant figurer des éléments de critique qui se trouvent chez Heinrich Mann sous une autre forme.

Il en est ainsi de l'hypocrisie par rapport à la sexualité. Chez Heinrich Mann, on retrouve de manière récurrente l'écart systématique entre principe (moral) et action (Diederich / Agnes, von Brietzen / Emmi et plus généralement les hommes de Netzig et les rapports qu'ils entretiennent avec les maisons closes 'Klein Berlin' ou plus tard la villa de Käthchen Zillich). Dans le film, le côté lubrique et hypocrite de la gente masculine est présent à plusieurs reprises. Lorsque Diederich assure à Agnes qu'elle ne risque rien à monter chez lui puisqu'il sait ce qu'il doit à l'honneur de sa corporation, on voit en arrière-plan des fresques qui disent exactement le contraire. De même, les membres de la corporation Neuteutonia sont démasqués comme une bande d'ivrognes lubriques. Outre le fait que l'un d'entre eux observe sans y prêter vraiment attention des reproductions de peinture et s'attarde sur une seule d'entre elles qui représente une femme nue, la chanson qu'ils entonnent, Es steht ein Wirtshaus an der Lahn, lorsque la logeuse de Diederich entre, fait partie des chansons les plus paillardes de l'époque, constituant par la même occasion une véritable offense vis-à-vis de la logeuse2.

2. La question de la cible

Toute caractérisation de la satire insistera sur la critique acerbe adressée par l'auteur de ce registre à ce qui fait l'objet de la critique et on notera dans les différentes définitions qui en sont données la récurrence de la notion d'agressivité. Pour Jürgen Brummack, la satire se définit comme suit :

Die Satire [...] hat drei konstitutive Elemente - ein individuelles: Hass, Wut, Aggressionslust, irgendeine private Irritation; ein soziales: der Angriff dient einem guten Zweck, soll abschrecken oder bessern und ist an irgendwelche Normen gebunden; und schließlich ein ästhetisches, das zwar in seiner Besonderheit von den beiden ersten bedingt ist, aber nicht einfach auf sie zurückgeführt werden kann. (Brummack cité par Siebert 1999 : 23).

Jacques Poumet, pour sa part, écrit :

Le texte satirique est animé par une passion vengeresse, il cherche à susciter l'indignation, il veut détruire son objet : cette visée du texte satirique, qui renvoie, d'une manière qui doit être perceptible, à une réalité extérieure au texte, apparaît dans bon nombre de définitions : la satire est orientée vers un effet, qui est de provoquer une réaction de rejet chez le destinataire. Autant dire que, moins que tout autre, le texte satirique ne peut pas être envisagé indépendamment de la relation entre l'auteur et son public. De façon plus manifeste que tout autre texte, il cherche à agir sur ce public. Cette composante "active", présente dans d'autres types de textes, est particulièrement manifeste et indéniable dans le cas du texte satirique. D'où la nécessité de ne pas considérer ce texte comme clos sur lui-même en l'isolant des processus de production et de réception. (Poumet 1990 : 65).

Si la satire, ainsi que l'affirment à la fois Brummack et Poumet, ne peut être envisagée sans le public à laquelle elle est destinée, public qui doit être en mesure d'identifier la critique qu'adresse le mode satirique à l'objet, alors on peut se demander en quoi il est judicieux pour la société est-allemande d'adapter au cinéma la satire que Heinrich Mann avait fait de la société wilhelminienne qui, en 1951, a disparu depuis près de 35 ans. Or, précisément, la DEFA avait pour devoir de faire réagir politiquement son public. Anton Ackermann, président au sein du SED de la Commission de la DEFA (chargée du contrôle politique des films), déclara en mai 51 lors du cinquième anniversaire de sa création - donc précisément l'année de production de Der Untertan :

Der Film musste aus einem Mittel der Illusionserweckung und der Ablenkung von miserablen Zuständen in ein Mittel der Widerspiegelung des realen Lebens und der Umgestaltung mise1rabler Zustände verwandelt werden. Aus Reaktion finsterster Art musste Fortschritt werden, aus Völkerhass und Hetze wahres Verständnis und echte Freundschaft der Nationen. An die Stelle des Geistes der Zerstörung und des Krieges musste der Geist des Friedens und des Aufbaus treten. Vor dieser Aufgabe stand die DEFA. (Ackermann cité par Schittly 2002 : 28).

Dès lors, on peut se demander en quoi est-ce que le film de Staudte remplit ce cahier des charges.

On tentera de répondre à cette question par la séquence du cabaret car elle permet, premièrement, de reprendre en un laps de temps assez réduit nombre d'éléments qui figurent sous une autre forme dans le roman et, deuxièmement, car elle servira à renvoyer le film au contexte de son avènement tout en respectant le vœu de Heinrich Mann de ne pas en moderniser l'action.

Tout d'abord, la séquence s'ouvre sur le lever et se referme sur le baisser du rideau. On insiste donc ici clairement sur la situation théâtrale de la séquence3. Or, ce qui est montré n'est rien d'autre qu'une parade militaire où est énoncé dans la chanson un état de fait : les militaires sont l'élite de la nation. Conformément à ce que nous avons dit plus haut, le chanteur est introduit par une contre-plongée, symbole du pouvoir, aussi arbitraire soit-il, et il porte un monocle. Toutefois, les militaires qui forment son régiment ne sont pas des hommes, mais des femmes qui jouent au soldat ce qui suggère d'une part le manque d'authenticité - on joue à quelque chose, on interprète un rôle - et d'autre part le pouvoir de séduction de l'armée auquel succomba toute une nation. On pourra signaler ici que ce mélange des genres sera repris lors du service militaire de Diederich lorsqu'on verra le reflet de l'entraînement des soldats dans une trompette dont le joueur interprète l'air de Papageno dans la Flûte enchantée : „Ein Mädchen oder Weibchen wünscht Papageno sich“ .

Par ailleurs, d'autres éléments catapultent l'action dans le contexte de l'avènement du film. Le texte de la chanson ne laisse planer aucun doute sur les intentions propagandistes de la séquence : de par la diérèse ostentatoire utilisée par le chanteur (la coupure marquée „Nati-on“ qui, du fait de la prononciation allemande, donne : „Nazi“ ), la séquence acquiert une dimension anachronique qui permet par la même occasion d'expliquer la division de l'Allemagne (symbolisée ici par la porte de Brandebourg). Surtout, la mélodie de la chanson est utilisée comme un leitmotiv dans le film et devient ainsi systématiquement commentaire de l'action, et ce, dès le générique du film. On a donc ici un double anachronisme : par rapport au temps de la diégèse d'une part et par rapport à la structure du film d'autre part).

Ainsi, Staudte introduit une dimension historique qui est aussi présente ailleurs dans le film et sur laquelle nous allons à présent nous concentrer.

3. Approche diachronique de l'action

On l'a dit, le film de Staudte simplifie au plus haut point l'action complexe du roman pour n'en garder qu'une trame narrative unique.

Mais cette simplification correspond également à une décision stratégique de la part du réalisateur. Ainsi, tandis que Heinrich Mann privilégiait dans son roman une approche synchronique du sujet - offrir un panorama de l'âme publique allemande sous Guillaume II -, W. Staudte privilégie, lui, l'approche diachronique. Et on pourrait dire que le film se propose de répondre à la question suivante : comment en est-on arrivé là, c'est-à-dire au dernier plan du film qui montre l'Allemagne en ruines ?

Ce faisant, Staudte offre une relecture de l'histoire allemande qui n'est toutefois pas une trahison de Heinrich Mann puisque ce dernier, dans ses mémoires Ein Zeitalter wird besichtigt, note :

Den Roman des bürgerlichen Deutschen unter der Regierung Wilhelms des Zweiten dokumentierte ich seit 1906. Beendet habe ich die Handschrift 1914, zwei Monate vor Ausbruch des Krieges - der in dem Buch nahe und unausweichlich erscheint. Auch die deutsche Niederlage. Der Faschismus gleichfalls schon: wenn man die Gestalt des „Untertan“ nachträglich betrachtet. Als ich sie aufstellte, fehlte mir von dem ungeborenen Faschismus der Begriff, und nur die Anschauung nicht. (Mann 1985 : 179)

La première occurrence de l'Histoire en tant que telle apparaît au tout début du film, lorsque l'un des enseignants interroge Diederich sur la bataille de Teutoburg puis lorsqu'un autre professeur interroge l'ensemble de ses élèves - et ce n'est pas anodin - sur les guerres qui ont fait la grandeur des Hohenzollern. Ainsi, ce qui est mis en avant, c'est une histoire allemande qui serait définie par une succession de guerres et de batailles - donc une identité purement fondée sur l'élément militaire. Cette scène place Guillaume Ier dans la droite ligne d'Arminius dont on notera que la célèbre statue érigée dans la forêt de Teutoburg le fut en 1875, donc, si l'on se situe par rapport à la diégèse, à peu près à l'époque de la scène en question.

Par ailleurs, les guerres évoquées qui sont énoncées collectivement à la grande satisfaction et fierté du professeur décoré, sont celles de Frédéric le Grand (les deux guerres de Silésie, la guerre de Sept Ans), puis les guerres antinapoléoniennes de Frédéric-Guillaume III et enfin les guerres bismarckiennes ou plutôt peut-être les guerres de Guillaume Ier. Dans le roman, seules ces dernières sont directement évoquées. La continuité avec le temps présent est suggérée par le montage qui laisse apparaître en fondu enchaîné le défilé de la ligue des combattants (Kriegerverein). On peut supposer qu'il s'agit là de la commémoration de la bataille de Sedan. Surtout, la façon dont ce défilé est introduit met en valeur la perspective critique du film puisqu'on y voit avant tout au milieu du plan l'enseigne montrant une botte de cuirassier. Celle-ci apparaît, telle une métaphore filée tout au long du film. En effet, Göppel s'exclame, en critiquant l'évolution de l'Allemagne depuis 1848 : „Heute sollen wir uns schon wieder mit Kürassierstiefeln treten lassen“. Plus loin, dans la séquence romaine, Guillaume II apparaît par le biais de la synecdoque que sont les bottes de cuirassier. Enfin, Diederich constatera après son entrevue désastreuse avec von Brietzen qu'il vaut mieux se laisser marcher dessus pour pouvoir marcher sur les autres.

Ce que Staudte met ainsi en évidence, c'est l'évolution négative de la société allemande et en particulier de la bourgeoisie. Et là encore, il le fait en ajoutant des scènes qui ne figurent pas dans le roman, comme les cérémonies qui se succèdent à l'occasion des couronnements impériaux. Outre l'aspect comique de la séquence, il convient de s'intéresser de plus près à la façon dont la mise en scène se fait et surtout aux différences qui existent entre les trois cérémonies. Pour reprendre la terminologie de G. Genette, le principe narratif de cette séquence relève du sommaire : les cérémonies qui défilent résument un temps diégétique plus long qui fait clairement apparaître une évolution de la société. Or, on sait bien que ces trois cérémonies ont eu lieu en l'espace de quelques mois, qui ne laissent pas présupposer une telle évolution. En effet, le premier discours prononcé est en fait une transition entre ce que l'on peut supposer être la commémoration de la bataille de Sedan et la mort de Guillaume Ier. Ce discours est prononcé par un bourgeois dont les attributs sont le haut-de-forme et les gants blancs. Derrière lui, on aperçoit un piano, symbole de la bourgeoisie culturelle. De même, dans son discours, il revient sur le passé d'une Allemagne où il est question de la construction de la nation dont le mérite revient, dit-il, à Guillaume Ier. Si dans cette première partie de la séquence, la société civile semble encore prédominer (composition de l'assemblée), le discours laisse déjà transparaître l'idéal militaire et l'imbrication entre domination (impérialiste) et nation allemande. Cela sera confirmé lorsqu'apparaîtra le portrait de Frédéric III où le haut-de-forme a cédé la place au casque à pointe. La bande son vient encore une fois renforcer la militarisation de la société par la marche militaire d'une part et par la glorification du passé militaire de Frédéric III, puisque se trouve mise en avant sa participation précisément aux batailles qui ont contribué au mythe de l'invincibilité du Reich allemand, les batailles de Königgrätz et de Woerth. Enfin et surtout, l'arrivée de Guillaume II semble correspondre à une transformation en profondeur de la société, mais une transformation qui serait régressive et qui fut déjà amorcée sous Frédéric III. Tandis qu'au début, aucune différence de classe n'était perceptible entre l'orateur et les porteurs de portraits, ces derniers appartiennent distinctement à la classe ouvrière par la suite. Mais on insiste également sur la féodalisation et militarisation grandissante de la société. Ainsi, on remarquera que le piano a laissé la place à une assemblée désormais composée d'ecclésiastiques, d'étudiants appartenant à des corporations et surtout de militaires (voir le nombre d'hommes en uniforme). Cette féodalisation de la société est transposée à l'image notamment par les différents types de chapeau qui sont autant de signes d'appartenance à une classe bien définie.

La mise en scène insiste par ailleurs sur le caractère fortement théâtral de la séquence - nous sommes ici clairement dans le domaine de la représentation, mais aussi du manque d'authenticité, mis, entre autres, en évidence par le changement de salle. La fin de la scène laisse tout d'un coup apparaître des colonnes de marbre qui n'étaient pas présentes au début : tout est dans l'artifice, ce que l'imitation du souverain dans l'apparence extérieure vient encore renforcer (le premier orateur de la séquence, mais aussi le père de Diederich portent la même barbe que Guillaume 1er ; plus tard évidemment Diederich portera la même moustache que Guillaume II).

Mais Staudte ne s'arrête pas là puisqu'il suggère que le germe du national-socialisme se trouve déjà dans la période wilhelminienne (au sens de période de Guillaume II). En effet la transition musicale entre la première marche militaire et la deuxième qui accompagne la cérémonie en l'honneur de Guillaume II est à relever ici. Cette dernière est celle qu'on entendra plus tard dans le cabaret. Or, cette mélodie se fait entendre à partir du moment où il est question de « parvenir à la gloire » qui donnera à l'Allemagne « l'importance mondiale qu'elle mérite ». Dès lors, cette musique vient contredire ce qui est affirmé puisque la gloire dont il est question renvoie au dernier plan du film, celui de la destruction. Enfin, on prêtera également une attention particulière aux mouvements de caméra, tandis que la séquence s'ouvre sur un traveling avant, elle se referme sur un traveling arrière qui montre à quel point la société a changé, mais qui insiste surtout sur sa régression.

La dernière séquence, qui fait figure de miroir par rapport à celle des couronnements, marque à la fois le point culminant du triomphe de Heßling et son irrémédiable chute. Comparée à la séquence des couronnements, on remarquera des similitudes et des différences. Première similitude : on retrouve le chapeau haut-de-forme et les gants blancs. On y retrouve également le pacte pour le pouvoir scellé entre la noblesse civile, l'armée et la religion : sur les drapeaux autour de Diederich, on peut lire : „Mit Gott für Kaiser und Reich“. Le discours de Diederich laisse également apparaître bien des parallèles avec les trois discours du début à cette différence près que nous avons dans le dernier discours la concrétisation par la parole de ce qui n'était que suggéré par la musique dans la première séquence. Le vocabulaire utilisé reflète l'impérialisme de l'époque „Elite unter den Nationen“, „germanische Herrenkultur“, „Herrenvolk“. Il est à nouveau fait allusion à la continuité entre les différentes époques de l'histoire allemande, entre le Moyen-âge héroïsé et l'époque wilhelminienne en passant par Bismarck et pourrait-on dire en allant jusqu'à Hitler. La présence des mots de Bismarck prononcés dans son célèbre discours de 1862 „Blut und Eisen“ ainsi que la répétition de l'image du forgeron renvoie sans doute à une célèbre représentation de Bimarck en Siegfried forgeant l'épée Nothung, symbole de l'unité allemande. Plus tard, Diederich s'exclame : „darum sehen wir die höchste Arbeit im Schmieden von Waffen“. Or, chez Heinrich Mann, il n'est pas question de « forger des armes », mais il est question de « métier des armes » („Arbeit im Waffenhandwerk“). Comment ne pas voir dans ce glissement sémantique un nouvel anachronisme et une allusion à l'industrie de guerre hitlérienne ? Cela est de fait corroboré à nouveau par la musique avec les premières mesures de „Die Wacht am Rhein“ immédiatement relayées par le „Horst-Wessel-Lied“ et à l'image par le dernier plan du film et la 'morale' de l'histoire.

La grande différence entre les deux séquences réside dans le fait que le décor s'effondre, que la supercherie est démasquée et qu'il ne reste plus de cette scène théâtrale qu'une statue entourée de ruines. Mais autant l'image que la voix off insistent sur la non disparition du mal : en dépit des ruines, la statue de Guillaume Ier est intacte, ce qui suggère la survivance de son esprit „bis auf den heutigen Tag“. En outre, une seule phrase du discours de Diederich est reprise dans cet épilogue, celle où il cite Bismarck et où il est question d'une paix lamentable. On pourrait avancer ici l'hypothèse qu'il est fait allusion ici d'une part aux discours revanchards après la fin de la Première Guerre mondiale („Diktat von Versailles“) mais aussi peut-être au refus de la RFA de reconnaître officiellement et définitivement la ligne Oder-Neiße comme frontière entre l'Allemagne et la Pologne.

Nous nous tournerons pour terminer vers une dernière séquence qui, tout en ayant également recours à un autre événement historique, semble cette fois-ci insister sur l'évolution historique positive après l'effondrement du Troisième Reich et qui permet ainsi de voir le film dans le contexte qui fut celui de son avènement. Nous voulons parler de la rencontre entre le vieux Buck et Diederich. Par rapport au roman, cette scène est fortement écourtée. On y voit Diederich assis et le vieux Buck, généralement debout, s'entretenir sur le rôle politique de Bismarck par rapport à l'unité allemande. Outre le fait qu'il est bien évident qu'un entretien sur l'unité allemande sonnera différemment aux oreilles d'un Allemand - qu'il soit de l'Est ou de l'Ouest - en 1951 qu'à nos oreilles contemporaines, ce qui nous semble particulièrement intéressant ici, c'est d'une part la référence à 1848, d'autre part la statue d'Hercule que l'on aperçoit derrière Diederich.

La statue représente le deuxième exploit d'Hercule, donc le combat glorieux contre l'hydre de Lerne. Or, on remarquera que l'hydre n'est pas représentée, comme c'est le cas habituellement, mais que les différentes perspectives choisies par Staudte donnent l'impression que Diederich s'est substitué à l'Hydre, devenant ainsi le monstre à abattre. Mais l'image est à mettre en parallèle avec ce dont parle le vieux Buck :

Ich bin verurteilt worden, weil ich die Souveränität der Nationalversammlung gegen die Machtansprüche einer kleinen Kaste verteidigte und das Volk, das sich in Notwehr befand zum Aufstand führte. Die deutsche Einheit war für uns eine Gewissenspflicht, eine Schuld, für die jeder Einzelne selbst einstehen sollte.

Na ja, aber wir haben dank den Hohenzollern das einige Deutsche Reich.

Même si ses lignes, à peu de choses près, figurent également dans le roman, elles prennent une toute autre signification en 1951 et on sait que la référence à 1848 est pour la RDA constitutive de son identité : Ainsi la commémoration du 18 mars, qui correspond au point culminant de la révolution de mars à Berlin et à la suite duquel le roi de Prusse Frédéric Guillaume IV s'exclama, „Preußen geht fortan in Deutschland auf“, était de mise en RDA et permettait de la légitimer en la présentant comme l'aboutissement de la révolution de 1848. En effet, lors du centenaire de cette commémoration, pendant le deuxième congrès du peuple en mars 1948 qui mena directement à la création de la RDA et durant lequel la frontière avec la Pologne fut officiellement reconnue au nom de la zone d'occupation soviétique, W. Pieck s'était exclamé au sujet de la révolution de 1848 : „Wir werden vollenden, was sie begannen“.

Conclusion

En conclusion donc, on pourra dire qu'en dépit des apparences et du maintien de son action dans l'Allemagne wilhelminienne, le film comporte nombre d'éléments qui peuvent se lire comme autant d'actualisations du roman. Cela permet à W. Staudte d'utiliser - au même titre que Heinrich Mann - les procédés de la satire afin de faire réagir le spectateur et de l'aider à établir le lien entre l'histoire de Diederich Heßling et son environnement immédiat.

Ce qui a été présenté ici laisse de côté d'autres éléments importants du film (par exemple les influences stylistiques et esthétiques qui ne sont pas toujours là où on les attendrait4), mais il nous semble que cet aspect des choses est sans doute moins important pour le cadre dans lequel cet article a été rédigé.

Emmerich, Wolfgang (1980). Heinrich Mann : Der Untertan, München : Wilhelm Fink Verlag.

Grisko, Michael (2007). Der Untertan revisited. Vom Kaiserreich zum geteilten Deutschland, Berlin : Bertz und Fischer.

Grisko, Michael (2004). « 'Wenn Heinrich Mann bei uns wäre...' Der Untertan - Bilder von Macht und Geschichte als Zündstoff im Kalten Krieg », in : apropos : Film 2004, 5, 190-203.

Mann, Heinrich (1985). Ein Zeitalter wird besichtigt. <1946>, Düsseldorf : Claassen.

Poumet, Jacques (1990). La satire en RDA. Cabarets et presse satirique, Lyon : Presses Universitaires de Lyon.

Schittly, Dagmar (2002). Zwischen Regie und Regime. Die Filmpolitik der SED im Spiegel der DEFA-Produktionen, Berlin : Ch.Links.

Siebert, Ralf (1999). Heinrich Mann: Im Schlaraffenland, Professor Unrat, Der Untertan. Studien zur Theorie des Satirischen und zur satirischen Kommunikation im 20. Jahrhundert, Siegen : Carl Böschen Verlag.

Notes

1 On peut ici peut-être voir dans le tableau accroché au mur, qui représente une vue de Berlin-Pankow, une discrète allusion au futur 'Etat des travailleurs' Retour au texte

2 Les chansons dans le film mériteraient une attention particulière. Ainsi, dans la scène où Diederich accompagne Agnes au piano, cette dernière chante une rengaine très connue en Allemagne, sorte de Heimatlied, Die Rasenbank am Elterngrab. Mais l'élément satirique vient ici des interférences causées par un texte de Brecht qui tourna la chanson en dérision : „Orge sagte mir: / Der liebste Ort, den er auf Erden hab‘ 
Sei nicht die Rasenbank am Elterngrab. / Orge sagte mir: Der liebste Ort 
Auf Erden war ihm immer der Abort. Dies sei ein Ort, wo man zufrieden ist /
Daß drüber Sterne sind und drunter Mist / ...”. Ainsi, la seule scène du film où Diederich devient lui-même, se trouve minée par l'interférence du texte de Brecht qui rend la scène dérisoire. Si cette interférence ne fonctionne évidemment pas pour le public français, on peut toutefois supposer qu'il en était autrement en 1951 en RDA. On pourra par ailleurs remarquer que la plaisanterie scatologique en liaison avec les amours de Diederich est reprise par Staudte dans la scène du mariage puisque - contrairement au roman - c'est lors de ce dernier que Diederich présente son papier hygiénique. Retour au texte

3 La très grande récurrence des rideaux dans l'ensemble du film constitue une transposition picturale du thème du théâtre dans le roman. Retour au texte

4 On a beaucoup dit que le film était d'une grande originalité formelle, il nous semble toutefois qu'il faille quelque peu relativiser cette affirmation. S'il est vrai que le film, dans le contexte du cinéma allemand d'après-guerre, fait preuve d'une certaine audace, une étude comparative entre l'œuvre de Staudte et le premier film d'Orson Welles Citizen Kane permettrait de montrer à quel point le réalisateur est-allemand a été formellement influencé par ce film mythique sorti dix ans plus tôt. Retour au texte

Note de fin

1

Citer cet article

Référence électronique

Valérie Carré, « L’adaptation cinématographique du roman de Heinrich Mann Der Untertan par Wolfgang Staudte (RDA, 1951) », Individu & nation [En ligne], vol. 2 | 2009, publié le 26 février 2009 et consulté le 20 avril 2024. DOI : 10.58335/individuetnation.155. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/individuetnation/index.php?id=155

Auteur

Valérie Carré

Maître de conférences, Etudes Germaniques, Mémoires et frontières (EA 1341), Université de Strasbourg, 22 rue René Descartes, 67084 Strasbourg – vcarre [at] unistra.fr