Les Trotskystes et la Guerre d’Algérie

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Organisations, Décolonisation

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Dans son compte rendu du livre d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Porteurs de valises1, paru dans Le Monde du 29 septembre 1979, Bernard Alliot écrit : « En 1954, il n’y aura guère que des trotskystes pour réclamer l’indépendance de l’Algérie »… des trotskystes et des anarchistes, au moins certains d’entre eux, pouvons-nous dire aujourd’hui, grâce notamment aux recherches de Sylvain Pattieu, auteur de Les camarades des frères2.

Dans leur journal Le Libertaire, les militants de la Fédération communiste libertaire (Georges Fontenis) soutiennent dès le début l’insurrection du FLN. En novembre 1954, leur journal est saisi pour atteinte à la sûreté de l’Etat, leurs militants condamnés à de lourdes amendes, à des peines de prison, l’un d’entre aux, Pierre Morain, à un an de prison ferme, qu’il fera. Daniel Guérin, proche des Communistes libertaires, avait dénoncé radicalement la colonisation dans un article des Temps Modernes (n°87, janvier-février 1953), sous le titre « Pitié pour le Maghreb »3. Quant à la Fédération anarchiste (Maurice Joyeux), elle est très méfiante vis-à-vis de tout nationalisme, algérien ou français. Elle a tendance à les renvoyer dos à dos, se contentant de condamner la répression.

On trouve de semblables réticences chez certains militants d’origine trotskyste, ceux de Socialisme ou Barbarie. Tout en soulignant l’importance de la lutte des Algériens pour l’indépendance, « une lutte armée compensatrice de l’absence de perspectives révolutionnaires en France », ils ne peuvent s’empêcher d’avoir un haut-le-cœur devant les méthodes de lutte du FLN : terrorisme, liquidation des oppositionnels, caporalisation des militants de base4. On ne trouve ni le nom de Claude Lefort, ni celui de Castoriadis au bas du Manifeste dit des 121, du 6 septembre 1960, sur le droit à l’insoumission. Par contre, Claude Lefort signe un Appel à l’opinion pour une paix négociée en Algérie, publié par Combat (6 octobre 1960), avec Daniel Mayer (Ligue des Droits de l’Homme), Pierre Gaudez (UNEF), Roland Barthes, Paul Ricoeur, René Etiemble et d’autres. Déjà, dans leur numéro de janvier-mars 1956, les rédacteurs de Socialisme ou Barbarie se demandaient si le FLN, « en l’absence de toute conscience prolétarienne, ne se constituera pas en embryon de bureaucratie militaire et politique à laquelle seront susceptibles de se rallier les éléments épars de la couche musulmane commerçante et intellectuelle »5.

Même abstentionnisme vis-à-vis de la lutte des Algériens chez les ancêtres de Lutte Ouvrière, regroupés depuis 1956 dans une Union Communiste Internationaliste, animée par Robert Barcia et Pierre Bois, ce dernier initiateur de la lutte à Renault-Billancourt en 1947. Après ce « haut fait », ils s’étaient dispersés, leur mentor, David Korner (Barta) s’étant découragé. Ils ne recommencent à militer, très peu nombreux, qu’en 1956, méfiants vis-à-vis de cette lutte nationale.

1945-52 : la Section française de la Quatrième Internationale et l’Algérie

Dès avant la fondation de la Quatrième Internationale (1938), les partisans de Trotsky ont conscience de l’importance de la révolution coloniale et la soutiennent, en Indochine tout d’abord, où ils ont des partisans, puis en Algérie. Le trotskysme ne bénéficie pas d’implantation en Algérie avant la Deuxième Guerre mondiale, mais le PC, en accusant – notamment au moment du Front populaire – Messali Hadj et ses amis de trotskysme, va contribuer à rapprocher le Parti populaire algérien (PPA) puis le Mouvement pour le triomphe ds libertés démocratiques (MTLD) des Trotskystes. L’Humanité du 29 août 1937 ne titrait-elle pas, après l’interdiction de l’organisation ayant précédé le PPA, l’Etoile nord-africaine (ENA), le 26 janvier 1937, par le gouvernement de Léon Blum : « Six trotskystes arrêtés à Alger pour reconstitution de ligue dissoute.»6

Trotskystes français et nationalistes algériens ayant des ennemis communs, gouvernement et staliniens, se rapprochent de facto. Des contacts ont lieu dès 1937, ils partagent le même mot d’ordre : « Pour une Assemblée constituante algérienne »7, élue au suffrage universel direct, européens et musulmans confondus. Ces contacts s’intensifient en 1945-46, publication des communiqués du MTLD dans La Vérité, interview de Messali Hadj par Marcel Beaufrère, paru dans le n°136 de La Vérité (16 août 1946), sous le titre « Après 9 années de persécution, de prison, de forteresse et d’exil dans la Forêt vierge, Messali Hadj nous déclare »…Manifestement le militant trotskyste est tombé sous le charme du leader algérien dont il souligne « le calme majestueux », la simplicité et l’humanité. Et il pose la question : « Le gouvernement va-t-il se décider à considérer sérieusement et d’urgence le problème algérien et à lui appliquer les seules solutions correspondant aux profondes aspirations du peuple arabe ? »8 Maurice Thorez lui, dans un discours célèbre prononcé à Alger le 11 février 1939, parlait de « la nation en formation », et le dirigeant du PC Léon Feix renvoyait dos à dos les « nationalistes » qui considèrent qu’il existe une nation algérienne fondée sur la race, la religion, et formée avant la conquête française, et les « colonialistes » qui nient l’existence d’une nation algérienne. Pour Thorez, « il y a une nation algérienne qui se constitue dans le mélange de 20 races »9. Alors que le PC parle de « complot fasciste » à propos de la tentative d’insurrection dans le Constantinois, le 8 mai 194510, la revue Quatrième Internationale dénonce « la répression d’une sauvagerie indescriptible » qui a fait de 6 à 8.000 victimes parmi les Arabes, d’après la presse anglaise, est-il précisé11, à Sétif et à Guelma. En 1949, la presse trotskyste reprendra le chiffre de « 40.000 arabes massacrés pour venger la mort de 100 européens »12. A la Libération, prenant leurs distances avec un PCF qui affirme que « l’intérêt des populations d’Afrique du Nord est dans leur union avec le peuple de France » (L’Humanité du 27 juin 1945)13, les trotskystes affirment leur soutien au mot d’ordre d’indépendance de l’Algérie. Plus tard, ils dénoncent le statut de 1947 et ses deux collèges, « un statut mijoté et recuit sous la haute compétence du ministre socialiste Depreux » (La Vérité n°182, 8 août 1947), de même que les fraudes électorales organisées par l’administration coloniale (La Vérité n°278, juillet 1951, sous le titre « le truquage électoral en Algérie »)14.

Les Lambertistes mobilisés pour Messali Hadj (1952-58)

Avant même la scission trotskyste de 195215, le parti de Messali Hadj est considéré comme l’avant-garde de la lutte du « peuple-classe » algérien16, d’où le refus de créer un parti trotskyste en Algérie. En octobre 1952, les cellules Renault du PCI distribuent un tract intitulé « Libérons Messali Hadj ! »17 Le PCI majoritaire s’est constitué en novembre 1952, à la suite de l’exclusion de ses membres de la Quatrième Internationale, dont la majorité était favorable à Michel Raptis dit Pablo. Ce dernier n’avait pas réussi à convaincre la majorité de la section française de la validité de sa nouvelle stratégie, l’entrisme sui generis (c’est-à-dire caché) dans les PC, en France et en Italie, dans les partis sociaux-démocrates dans les pays anglo-saxons et en Belgique. Le PCI majoritaire (150 militants), dont le dirigeant le plus connu sera bientôt Pierre Lambert, conserve le journal La Vérité, le PCI minoritaire (environ 50 militants), dirigé par Pierre Frank, créant La Vérité des Travailleurs. Les premiers défendent inconditionnellement le Mouvement national algérien (MNA) créé par Messali Hadj en décembre 1954, un parti comparé au Parti bolchevik18, un homme, Messali Hadj, comparé à Lénine19. Les Lambertistes sont très actifs dans le Comité pour la libération immédiate de Messali Hadj, créé en novembre 1954, aux côtés d’Alexandre Hébert, Marceau Pivert, Jean Cassou, André Breton, l’avocat Yves Dechézelles. Messali est connu de longue date et estimé, ce qui n’est pas le cas des initiateurs du FLN. Les militants protestent contre son assignation à résidence, en vertu d’un arrêté du Ministre de l’Intérieur du 15 mai 1952, à Niort, à Angoulême, aux Sables-d’Olonne puis à Belle-Ile. Pendant son séjour forcé à Niort, à l’hôtel Terminus, c’est Annie Cardinal, l’épouse de Daniel Renard, dirigeant du PCI majoritaire, qui héberge ses deux enfants. Sa femme, une Française, gravement malade, décède le 2 octobre 195320.

Déterminante pour la connaissance du FLN sera l’interview de Krim Belkacem et d’Amar Ouamrane par Robert Barrat, parue dans France-Observateur du 15 septembre 1955, en direct du maquis de Kabylie. Il apparaît désormais que c’est le seul FLN qui a déclenché l’insurrection du 1er novembre 1954 et qui est à l’origine de l’action du 20 août 1955 dans le Constantinois. Le livre de Francis et de Colette Jeanson, L’Algérie hors-la-loi, paru au Seuil en décembre 1955, exalte le FLN et lance l’attaque contre le MNA, « dernière carte du gouvernement français ». Outré, Yves Dechézelles, l’avocat de Messali, le défend dans La Commune (juin 1957) : il oppose le MNA, parti ouvrier, au FLN, addition de groupes divers, incorporant y compris des religieux. Il avait publié une lettre ouverte, dans laquelle il soulignait le manque d’objectivité des Jeanson : « Critiquer ne veut point dire calomnier.»21 Au meeting du 27 janvier 1956, organisé Salle Wagram par le Comité d’Action des Intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, l’orateur du MNA a bien du mal à s’exprimer. Excepté Daniel Guérin et Jean Rous, tous les orateurs sont pour le FLN.

Les règlements de compte entre militants du MNA et du FLN feront plusieurs milliers de morts, dont environ 4.000 en France22. Le massacre dit de Mélouza, où 300 villageois pro-MNA sont assassinés par le FLN, le 28 mai 1957, et l’assassinat en France des principaux responsables messalistes, Fillali et Bekhat notamment, en octobre-novembre 1957, illustrent cette lutte sans merci. Un certain nombre de personnes s’émeuvent. Robert Barrat condamne ces méthodes dans La Commune et Alexandre Hébert dans L’Ouest syndicaliste. Il parle « de méthodes qui dégradent ceux qui les emploient »23. Les rédacteurs de Socialisme ou Barbarie, s’ils émettent des réserves sur le MNA, ne valident absolument pas le FLN, « dont il est impossible d’assumer les méthodes de guerre : le terrorisme aveugle en Algérie, la liquidation implacable des éléments oppositionnels, le contrôle absolu exercé par les chefs sur la base militante »24. En octobre-novembre 1957, un groupe d’intellectuels prestigieux (E. Morin, A. Breton, M. Clavel, J.-M. Domenach, M.Leiris, J. Duvignaud), d’anciens trotskystes (Maurice Nadeau, L. Schwartz, Benjamin Péret) et aussi Pierre Lambert, Marcel Beaufrère, Robert Chéramy, se défendant de tout paternalisme, disent ne pas pouvoir tout approuver venant des nationalistes algériens, notamment quand ils usent de méthodes anti-démocratiques25.

Mais le ralliement de Mohamed Bellounis, un des principaux chefs de maquis messalistes, aux autorités françaises, à la fin de l’année 1957, va profondément discréditer Messali Hadj et le MNA. Cependant, encore au printemps 1958, la direction du PCI majoritaire continue de soutenir Messali Hadj, alors que les militants s’interrogent, ainsi Claude Kahn, constatant le ralliement au FLN du cadre messaliste qu’il héberge26. Après l’arrivée au pouvoir du Général De Gaulle, pensant que c’est un changement important, Messali Hadj se déclare prêt à négocier « sans faire du principe de l’indépendance un préalable »27. Pierre Lambert, qui rencontre Messali, ne parvient pas à le faire changer d’avis. Désormais, La Vérité ne parlera plus du MNA, les Lambertistes cessent de participer au combat des Algériens, ils passent à autre chose…avec une crise importante dans l’organisation28. Des cellules cessent de se réunir, les cotisations ne sont pas payées ; d’hebdomadaire, La Vérité devient mensuel puis sa parution est irrégulière. En 1959, le nombre des militants est tombé à 50, alors que le PCI minoritaire a recruté, ses effectifs passant de 50 à 140. P. Lambert reconstruira son parti à partir du travail ouvrier, d’un bulletin ronéoté, tiré au début à 100 exemplaires, envoyé aux seuls abonnés, Informations ouvrières.

Le PCI minoritaire en soutien au FLN

Les militants du PCI minoritaire sont plus pragmatiques. Ils soutiennent, dès le début, le combat du peuple algérien en général. En novembre 1954, dans La Vérité des Travailleurs, un article signé de Robert Leblond (pseudonyme de Rodolphe Prager) est titré : « Halte à la guerre colonialiste. »29 Confrontés au conflit entre le MNA et le FLN, ils refusent de choisir à la place du peuple algérien, affirmant que seuls ceux qui luttent méritent le soutien. Le contact avec le FLN est pris dès l’hiver 1954-55, par l’intermédiaire d’Yvan Craipeau. Le FLN leur confie l’édition de tracts et du bulletin Résistance algérienne, tâche dont s’acquitte le trotskyste américain Sherry Mangham puis Pierre Avot-Meyers30. La DST ayant saisi des exemplaires du bulletin dans les boites à lettres de Simone Minguet (compagne de P. Avot-Meyers), de Raymond Bouvet et de Pierre Frank, ils sont arrêtés en avril 1956, ainsi qu’une militante de la Nouvelle Gauche, Jeanine Weil. La mobilisation en faveur des militants emprisonnés est forte. Y participent des intellectuels prestigieux : Jean-Paul Sartre, Edgar Morin, Henri-Irénée Marrou, Michel Leiris, André Mandouze mais aussi Claude Bourdet, Gilles Martinet, Yvan Craipeau. Ils sont vite libérés, le 9 mai, P. Frank étant condamné à 6 mois de prison avec sursis pour des articles de La Vérité des Travailleurs31. Ceci n’empêcha pas les militants du PCI minoritaire de poursuivre leur soutien matériel au FLN, ajoutant à l’impression des journaux la fabrication de faux papiers. Pierre Avot32 devient permanent et un autre militant, Henri Benoits, ouvrier à Renault-Billancourt, est très engagé dans la solidarité avec ses camarades de travail partisans du FLN.

Le gouvernement d’Edgar Faure ayant décidé par décrets (mai et août 1955) de rappeler des soldats du contingent récemment libérés de leurs obligations militaires pour faire face au manque d’effectifs en Algérie, le mécontentement grandit dans le pays. Les rappelés eux-mêmes se révoltent, à Paris Gare de Lyon le 11 septembre 1955, à Rouen au quartier Richepance en octobre, ou plus tard à Valence, dans le train Paris-Quimper etc.33 Dans ses Mémoires, Maurice Rajsfus, ancien trotskyste, alors permanent à la Fédération nationale des Auberges de Jeunesse, raconte comment il a été amené à organiser la solidarité avec les rappelés en révolte, en octobre 195534. Contacté par deux anciens élèves d’Y. Craipeau, qui était instituteur à Taverny, il rassembla un certain nombre de jeunes militants de la mouvance libertaire, trotskyste ou chrétienne et organisa – malgré la tentative d’obstruction de deux staliniens de choc (sic) – un rassemblement de plusieurs milliers de personnes, écrit-il, Boulevard Saint-Michel, le 13 octobre 1955. L’Humanité du 17 octobre 1955 dénonça cette manifestation organisée par « des éléments policiers, trotskystes et libertaires »35. Et pourtant, ici ou là, des militants cégétistes et communistes s’étaient solidarisés avec les rappelés en révolte. M. Rajsfus en tira la conclusion qu’il n’y avait plus désormais place pour une lutte publique, « l’heure était venue des réseaux de soutien clandestins ».

Les militants du PCI minoritaire compenseront leur nombre infime36 en s’appuyant sur les sections de la Quatrième Internationale, en particulier les sections belge, hollandaise et allemande. Depuis le 13 mai 1956, Michel Pablo s’est fixé aux Pays-Bas. Il aidera le FLN à mettre en place une usine fabriquant des armes au Maroc. Le FLN achète une propriété près de Kenitra, Pablo achemine des machines (tours, fraiseuses, raboteuses) importées des pays de l’Est. Il recrute également une dizaine d’ouvriers très qualifiés parmi les militants, comme Louis Fontaine. Ce dernier travaillait au LRBA de Vernon, dans l’Eure (un laboratoire de recherches balistiques dépendant de la Défense nationale). Il avait adhéré au parti trotskyste grâce à un vieux militant, Camille Januel, dessinateur industriel et secrétaire de la CGT au LRBA. Cette poignée de militants ouvriers venus de toute l’Europe encadrera une centaine de travailleurs algériens et marocains. Ils fabriquèrent en effet pistolets-mitrailleurs, mitraillettes et grenades37.

La seconde opération à laquelle participa Pablo, aux côtés de Salomon Santen, membre néerlandais de la direction de la Quatrième Internationale, fut plus hasardeuse. Ayant décidé, à la demande du FLN, de fabriquer de la fausse monnaie pour lui, ils furent trahis et arrêtés le 10 juin 1960. Mais à leur procès, à Amsterdam, les 21-28 juin 1961, revendiquant leur soutien à la révolution algérienne, soutenus par de nombreuses personnalités (parmi elles : Salvador Allende, Michael Foot, la veuve de Sneevliet, militant néerlandais fusillé par les Nazis), ils ne furent condamnés qu’à 15 mois de prison.

Certains autres militants du PCI minoritaire, Denis Berger, Félix Guattari et quelques autres, prennent contact avec des oppositionnels du PC, comme Gérard Spitzer, et créent avec eux un journal, en janvier 1958, La Voie Communiste. Ils seront très actifs dans la lutte contre la guerre d’Algérie. En contact direct avec la Fédération de France du FLN, ils rendent des services. A la fin de 1958, ils sont indépendants de la Quatrième Internationale, Guattari l’a quittée et Berger vient d’en être exclu. Appointé par la Fédération de France du FLN, D. Berger sert d’homme à tout faire : il loue des maisons, achète des voitures, achemine des militants du FLN. Son arrestation, le 5 décembre 1958, ne met pas un terme à l’action des militants de La Voie Communiste, dont certains, comme Simon Blumental, exclu du PC en 1959, sont des « porteurs de valises »38. Mais le réseau animé par Francis Jeanson, constitué essentiellement de Chrétiens de gauche et de militants du PC en désaccord avec la ligne de leur parti, est distinct de cette mouvance. Un autre trotskyste, entriste au PC, Michel Fiant39, également fondateur de La Voie Communiste, sera un des animateurs de Jeune Résistance, mouvement créé par Jean-Louis Hurst et Louis Orhant, ce dernier venu du PC, qui aidait les insoumis et les déserteurs. C’est par l’intermédiaire de M. Fiant que le jeune militant communiste Alain Krivine, peu satisfait de la politique de son parti, entrera dans ce réseau. Il aidera notamment à préparer l’évasion de détenus FLN de la prison de Fresnes, puis participera avec certains de ses camarades de l’UEC, avec le PSU et avec des Chrétiens de gauche, à la création du Front universitaire anti-fasciste (FUA)40. Ils firent face aux commandos de l’OAS au Quartier latin et protégèrent les personnalités, comme Marrou, Mandouze ou Schwartz, menacées d’attentat. L’UNEF avait réussi malgré les embûches et l’interdiction de la manifestation par le Ministère de l’Intérieur à réunir des milliers de personnes contre la guerre d’Algérie à la Mutualité le 27 octobre 1960. « Et cette grande première, note Michel Winock, se faisait sans les communistes, qui n’avaient rien tant à cœur, selon eux, que l’union, l’union, toujours l’union. Comprenne qui pourra. En tout cas, ce fut une absence qui allait leur coûter cher par la suite. »41

Le 6 septembre 1960 était connu le Manifeste des 121, une pétition signée par des écrivains, des artistes, des universitaires, soutenant le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, que les militants du PC ont été priés par la direction de leur parti de ne pas signer. Ce fut « une nouvelle étape du décrochage de l’audience du PC en milieu étudiant », écrit Jean-François Sirinelli, et il ajoute : « L’épisode revivifie, en effet, une extrême gauche au flanc gauche de ce parti »42. Cette « réserve » du PC dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie contribuera à creuser le fossé entre lui et une fraction de ses militants et aussi de la jeunesse43. L. Schwartz confirme ce constat dans ses Mémoires. Il y voit lui aussi une conséquence de longue portée : « Le combat contre la guerre d’Algérie donna naissance à une indépendance toute nouvelle de l’intelligentsia française vis-à-vis des communistes, qui aboutit, en 1968, à un divorce »44.

Par contre, les trotskystes eux n’ont pas démérité, notamment la « fraction pabliste ». Mohamed Harbi, dans ses Mémoires, dit son admiration pour Pablo, « son énergie », « son désintéressement ». « L’Algérie, ajoute-t-il, doit beaucoup à la Quatrième Internationale »45. L’impression d’avoir été en adéquation avec les événements, d’avoir été « à la hauteur », est très bien explicitée par L. Schwartz, militant très actif dans le Comité Audin, signataire du Manifeste des 121. Il a eu l’impression, contrairement à la période de la Deuxième Guerre mondiale, de ne pas manquer le coche : « J’avais été trotskyste, mais n’avais pas su, pendant la guerre, m’insérer dans un combat de masse. En restant fidèle à l’internationalisme et à l’anticolonialisme hérités du trotskysme, j’étais cette fois de plain-pied dans la lutte, aux côtés d’une bonne partie de l’intelligentsia française, et prêt à jouer un rôle à la hauteur de mon engagement profond »46.

Jean-Paul Salles : docteur en Histoire, auteur de La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ? (PUR, 2005), ainsi que de plusieurs articles consacrés à Mai 68, à l’histoire du trotskysme et des militants trotskystes. Membre du Comité de rédaction de la revue Dissidences. Il participe également au Maitron. Dictionnaire du mouvement ouvrier et du mouvement social. 1940-Mai 68, il a rédigé notamment la biographie de Daniel Bensaïd (Tome 2, 2006). En 2011, dans l’ouvrage dirigé par Ludivine BANTIGNY et Arnaud BAUBÉROT, Hériter en politique (PUF), il a publié, avec Yannick BEAULIEU, « Les jeunes Français et Italiens de la IVe Internationale (Secrétariat Unifié) : étude comparée de leur formation ».

Notes

1 Hervé HAMON, Patrick ROTMAN, Les Porteurs de valises. La résistance française face à la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1979. Retour au texte

2 Sylvain PATTIEU, Les Camarades des frères. Trotskystes et Libertaires dans la guerre d’Algérie, Paris, Syllepse, 2002. Retour au texte

3 Cité par Benjamin STORA, « La gauche et les minorités anticoloniales françaises devant les divisions du nationalisme algérien », Jean-Pierre RIOUX, (dir.), La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p.63-78. Cet article est reproduit dans Les Cahiers du Cermtri n°116, septembre 2002, « Les Trotskystes et l’Algérie. 1945-54 », p.67-75. Retour au texte

4 Voir note 24 la citation in extenso reprise de Socialisme ou Barbarie, mai-juin 1958, p.15, cité par B. STORA, in J.-P. RIOUX, ibid., p.73. Voir aussi B. STORA, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1998 (1re édition, 1991). Retour au texte

5 Ibid. Retour au texte

6 Cité par B. STORA, Messali Hadj (1898-1974), Paris, Hachette, Pluriel, 2004 (1re édition, 1978), p.179. Retour au texte

7 Voir Jean-Guillaume Lanuque, « Messali Hadj et les Trotskystes français », Les Cahiers du centre Henri Aigueperse, n°33, juin 2002, p.205-215. Retour au texte

8 Entretien reproduit intégralement dans Les Cahiers du Cermtri, op.cit., p.33-34.. Retour au texte

9 Voir Jean-Jacques BECKER, « L’intérêt bien compris du PCF », in J.-P. RIOUX, (dir.), op. cit., p.235-244. Il cite le discours de Thorez et l’article de Feix paru dans Les Cahiers du Communisme, février 1955. Retour au texte

10 D’après Emanuel SIVAN, Communism and Nation in Algeria (1920-62), Jérusalem, 1973, Retour au texte

11 Quatrième Internationale, n°20-21, juillet-août 1945. Retour au texte

12 La Vérité, n°235, juin 1949, in Cahiers du Cermtri, op. cit.. Ultérieurement, le FLN donnera habituellement le chiffre de 45.000 morts. Sur les questions de chiffres, voir Guy PERVILLÉ, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, p.234 et sq. Retour au texte

13 Pour Maurice Thorez, encore en 1955, « le droit au divorce ne signifie pas obligation de divorcer », L’Humanité, 11 octobre 1955, Discours aux élèves de l’Ecole centrale des Cadres, d’après Serge BERSTEIN, « La peau de chagrin de l’Algérie française », J.-P. RIOUX, (dir.), op. cit., p.202-217.. Retour au texte

14 Journaux cités d’après J.-G. LANUQUE, B. STORA et les Cahiers du Cermtri, op. cit. Retour au texte

15 Pour les détails sur cette « grande scission », voir la chronologie en place sur le site dissidences.net, dans les suppléments au n°6 de la revue Dissidences. Retour au texte

16 La Vérité n°275, 7-11 juin 1951. Retour au texte

17 Reproduit dans le n°300 de La Vérité, octobre 1952, réédité in Les Cahiers du Cermtri, op. cit., p.47. Retour au texte

18 La Vérité n°385, 16 décembre 1955. Retour au texte

19 Par Stéphane JUST, in La Vérité n°426, 12 octobre 1956. Retour au texte

20 Voir B. STORA, Messali Hadj, op. cit., p.211 et sq. Retour au texte

21 Lettre ouverte publiée par La Vérité n°390, 20 janvier 1956. Retour au texte

22 Voir l’examen minutieux des chiffres dans Guy PERVILLÉ, op. cit. Retour au texte

23 B. STORA, in J.-P. RIOUX (dir.), op. cit. p.75. Retour au texte

24 in S ou B, mai-juin 1958, p.15. Retour au texte

25 Dans un Appel à l’opinion reproduit par La Vérité n°473, 17 octobre 1957. Retour au texte

26 Jean HENTZGEN, « 1958 : le tournant lambertiste », Dissidences n°6, avril 2009, p.63-76. Retour au texte

27 B. STORA, Messali Hadj, op. cit. p.272. Stora parle de « douloureux reniement ». Retour au texte

28 Voir Jean HENTZGEN, Agir au sein de la classe. Les trotskystes français majoritaires de 1952 à 1955, Mémoire de Maîtrise, Université de Paris I, Septembre 2006. Retour au texte

29 Voir J.-G. LANUQUE, op.cit., p.208. Retour au texte

30 Voir les détails dans HAMON-ROTMAN, op . cit., p.57. Retour au texte

31 Voir S. PATTIEU, op. cit. p.83. Retour au texte

32 Dit « Serge », jeune métallo de 25 ans, évoqué par HAMON-ROTMAN, op. cit., p.146. Retour au texte

33 Jean-Charles JAUFFRET, « Le mouvement des rappelés en 1955-56 », Mohamed HARBI, Benjamin STORA, (dir.), La Guerre d’Algérie, Paris, Hachette, Pluriel, 2004, p.189-228. Retour au texte

34 Maurice RAJSFUS, Une enfance laïque et républicaine, Paris, Manya, 1992, p.349-369. Retour au texte

35 Citée par M. RAJSFUS, Ibid. Retour au texte

36 Souligné notamment par Michel LEQUENNE, Le Trotskysme une histoire sans fard, Paris, Syllepse, 2005, p.290. Retour au texte

37 Voir S. PATTIEU, op. cit., p.175 et sq. Il donne aussi des photos, planches XII à XVIII. Retour au texte

38 Voir Jacques CHARBY, Les porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, Paris, La Découverte, 2004. Retour au texte

39 Voir sa biographie dans Le MAITRON, par Jean-Guillaume LANUQUE. Retour au texte

40 Alain KRIVINE, Ça te passera avec l’âge, Paris, Flammarion, 2006, p.52, 56, 65. Retour au texte

41 Michel WINOCK, « Chronique des années 60, 1. La grande manif de l’UNEF », Le Monde, 16 juillet 1986. Retour au texte

42 J.-F. SIRINELLI, « Les Intellectuels dans la mêlée », J.-P. RIOUX, (dir.), op. cit., p.127-8. Retour au texte

43 Claude LIAUZU insiste lui aussi sur cette question : « Pour la première fois, un mouvement anticolonialiste parvient à se placer, au moins par moments, au centre de l’espace politique. Il ébranle le PC, qui perd dans ces années le monopole quasi absolu de la légitimité révolutionnaire », « Ceux qui ont fait la guerre à la guerre », p.242 de HARBI-STORA, op. cit. Retour au texte

44 L. SCHWARTZ, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Odile Jacob, 1997, p.379. Retour au texte

45 Mohamed HARBI, Une vie debout. Mémoires (1945-62), T. 1, Paris, La Découverte, 2001, p.228-9. Retour au texte

46 L. SCHWARTZ, op. cit., p.374. Retour au texte

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Référence électronique

Jean-Paul Salles, « Les Trotskystes et la Guerre d’Algérie », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, publié le 02 avril 2012 et consulté le 29 mars 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=218

Auteur

Jean-Paul Salles

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